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se voit contraint de lui donner. A la vérité, il a passé sa vie à contrarier ou même à braver l’opinion publique, mais il a toujours fini par la satisfaire. Il lui dit avec hauteur ce qu’il disait au Reichstag dans le mois de novembre 1871 : Ne dérangez pas mes combinaisons ! Et citant le mot d’Archimède, il ajoutait : Noli turbare circulos meos. En définitive, il se trouve que ses combinaisons procurent à l’Allemagne des plaisirs et des jouissances d’amour-propre qu’elle n’aurait pas osé rêver. M. de Bismarck en use comme tel père de famille qui refuse de donner à ses enfans ce qu’ils lui demandaient pour leurs étrennes ; il les laisse bouder et leur ménage de si délicieuses surprises qu’ils sont bien forcés de convenir que leur père entend leur bonheur mieux qu’eux-mêmes. M. de Bismarck n’a pas fait aux Allemands le plaisir d’arrêter la Russie par un impérieux veto, il se prête à ses projets ; mais on peut s’en remettre à lui, il saura les faire tourner à l’avantage de l’Allemagne. Certains esprits hardis et sagaces, qui se plaisent aux conjectures, ont remarqué que depuis quelque temps on s’occupe de la Pologne à Berlin, qu’on y témoigne une tendre sollicitude pour son repos, et ils se croient autorisés à prétendre que, si la Russie rencontrait sur les bords du Danube une résistance et des difficultés qu’elle ne prévoit point, le cabinet de Berlin lui rendrait sûrement le service de faire occuper Varsovie par ses troupes, qui pourraient bien y rester. Nous ne voulons point faire de conjectures ; nous doutons que les plans de M. de Bismarck soient définitivement arrêtés. Il prend toujours conseil des circonstances, il ne se décide jamais avant l’heure ; depuis deux ans, il vit au jour le jour, comme tout le monde, avec cette différence que seul il connaît le jeu des autres aussi bien que le sien. Est-ce à l’est ou à l’ouest que le faucon promène ses regards ? Personne n’en sait rien, mais on peut être sûr que les événemens ne le prendront pas au dépourvu. Les hommes d’état de Saint-Pétersbourg sont-ils certains de gagner au jeu qu’ils jouent plus qu’ils ne risquent de perdre ? Puisqu’ils s’interdisent à eux-mêmes d’aller à Constantinople, sachant bien que l’Angleterre ne leur permettra jamais de s’y établir, quelle conquête, quel agrandissement de territoire peut compenser à leurs yeux l’affaiblissement que leur causerait une nouvelle atteinte portée par l’Allemagne à ce qui reste de l’équilibre européen et à l’influence que la Russie est appelée à exercer sur les destinées de l’Occident ?

Ceux qui en dépit de tout persistent à croire au maintien de la paix invoquent pour justifier leur confiance la sagacité bien connue du prince Gortchakof, qui ne voudra pas pousser son pays dans les hasards d’une guerre où la victoire même aurait ses dangers. Ils fondent aussi leurs espérances sur le caractère de l’empereur Alexandre II, dont le règne a fait époque dans l’histoire de la Russie. Elle lui doit l’émancipation des serfs, ses chemins de fer, un commencement d’organisation provinciale, la réforme de la justice et de l’enseignement public ; mais de longues