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que dans les bras même de Wassili, Kasia eût été en sûreté comme dans une église. Et puis on peut avoir le petit amour dix fois, cent fois, mais le grand, il ne nous prend qu’une fois dans la vie.

Voilà le sauvage Wassili transformé. Il ne boit plus, il ne se querelle plus, il devient chaste comme un moine de quatre-vingts ans. Tout le monde s’étonne, et personne ne se doute de la cause du changement. Une seule la connaît, une seule, Kasia, bien qu’il ne lui ait jamais rien dit ; mais le grand amour est merveilleux comme tout ce qui vient du ciel et non de l’enfer, il sait et devine les choses aussi bien que Dieu lui-même. Wassili finit cependant par se déclarer à l’époque des semailles. Kasia, toute seule dans les champs, sème du lin. Wassili passe à cheval, il salue et continue sa route, mais soudain il revient sur ses pas et descend de cheval. Il est très rouge et débute nécessairement par une sotte question : peut-elle lui donner du feu pour allumer sa pipe ? — Kasia naturellement n’a pas de feu et le regrette. Tous deux se taisent l’espace de cinq minutes ; puis Wassili reprend : — Un fumeur devrait toujours avoir sur lui de quoi allumer sa pipe. — C’est vrai, dit-elle, — et l’entretien roulant de cet intéressant sujet sur le lin et les semailles, sur Jasko et sur l’ours, ils se trouvent tout à coup embrassés, cœur à cœur, visage contre visage, sans savoir même comment cela s’est fait. Le cheval profite d’une heure de récréation pour brouter un demi-arpent de jeune blé. Pois Wassili dit à la jeune fille :

— Je t’épouserai, toi, et aucune autre. Je ne suis encore aujourd’hui qu’un pauvre diable ; il faut que j’amasse quelque bien et que je me fasse une meilleure réputation avant de demander ta main, car ton père est riche et peut-être même deviendra-t-il juge. Cela prendra bien quatre ou cinq années, mais. Dieu soit loué ! tu es si jeune ! Tu peux attendre. Veux-tu attendre ?

— Oui, dit-elle. — Et tu me resteras fidèle ? — Oui. — S’il lui avait demandé : « Veux-tu venir me voir dans la lune ? » elle aurait répondu de-même, sans s’informer seulement du chemin de la lune. Mais non, ils ne convinrent d’aucun rendez-vous, ni dans la lune ni sur la terre ; ils se contentaient de se saluer de loin des yeux et se trouvaient heureux ainsi. Ce bonheur-là chagrinait le diable ou son suppôt Maciek. Il devina la liaison secrète de ces deux fiancés. Rien n’échappait à son œil louche. Maciek haïssait le chasseur parce qu’il le traitait de haut, comme un maître traite son esclave ou plutôt son chien, tantôt lui jetant un os, tantôt lui allongeant un coup de pied, selon les circonstances. Pourquoi aussi faisait-il un métier de chien ?

Depuis longtemps le Mazoure cuvait son venin, et l’occasion était belle pour le lancer. Il commença par entretenir le comte de la