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mais cela a le mérite de ne pas ressembler à ce que l’on connaît. Il y a autour de cette donnée menue, dont le charme ne suffirait pas à masquer l’insuffisance scénique, une foule de petits détails qui lui font un encadrement charmant, d’un réalisme coquet et d’une audace piquante.

C’est merveille de voir, au premier acte, la salle à manger de Fritz, véritable arsenal de la gourmandise, — et devant la table chargée de cristaux, où fume la bisque odorante, entre un poisson gigantesque et un pâté monstrueux, où le soleil dore les longues bouteilles de johannisberg, — ces trois joyeux compagnons, Fritz, le gros percepteur Hânero et le long Frédéric Schoultz, engouffrant les mets, vidant les flacons, humant les bonnes odeurs, écoutant d’une oreille distraite l’aubade que leur donne l’orchestre du bohémien Iosef, riant à gorge déployée des sermons du vieux rebbe, proclamant à haute voix, pour le mettre en rage, leur foi dans le célibat et l’égoïsme, dédaignant de lever les yeux de leur assiette pour voir passer, comme une apparition céleste au milieu de cet enfer de vieux garçons, la blonde et douce Süzel. C’est un de ces tableaux « de haulte graisse » qui abondent dans les romans de MM. Erckmann-Chatrian, bien vivant, bien vrai, bien gai. On se sent à l’aise en présence de ces honnêtes Gargantuas, qui ont bon estomac et bon cœur, de ce vieux rabbin qui poursuit l’établissement du mariage obligatoire et qui dit simplement les meilleures choses du monde.

Voici, avec le deuxième acte, l’idylle qui commence ; voici le jardin de la ferme, éclairé par le soleil levant et parcouru par les faneurs qui vont au travail en chantant les chansons mélancoliques du pays alsacien, ; voici au loin les vignes qui verdissent ; voici les montagnes bleues ; et voici, en un soin, le joyeux Fritz, troublé par des sensations nouvelles, regardant et interrogeant la petite Süzel, qui, à demi-cachée dans les branches d’un cerisier, lui répond gaîment, le sourire aux lèvres et la joue en feu, plus rouge que les cerises qu’elle lui jette et qu’il croque à belles dents. L’amour est bien près de conquérir ce cœur qui lui était fermé. Le vieux rebbe, qui a juré de marier Fritz et qui est venu surveiller discrètement la marche des événemens, se frotte déjà les mains ; mais Fritz ne parle pas, et il faut que le rebbe parle pour lui. Comment faire ? C’est la Bible, où le rebbe puise sa sagesse, qui va lui servir d’interprète. Il s’approche de Süzel, qui remplit une cruche à la fontaine ; il lui demande à boire comme fit Éliézer quand il rencontra Rebecca. S’emparant de l’analogie, il feint de mettre en doute la science de la petite fille ; il lui fait réciter les versets qui racontent le mariage de Rebecca, et, nouvel Éliézer, il lui montre le nouvel Isaac se promenant dans les vignes, sous les traits épanouis de Fritz. Süzel s’affaisse sous le poids de l’émotion ; puis, tout à coup, emprisonnant dans son tablier son joli visage qu’allume la confusion, elle s’enfuit et va cacher son trouble dans la cuisine où elle veillait aux apprêts du dessert : — Et mes beignets !