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innocent. Il régnait sur les montagnes comme un vrai roi, et je vous déclare que le gouverneur impérial du cercle de Kolomea n’avait que le titre de son emploi ! Quand l’idée lui en venait, — et elle lui venait souvent, — Wassili rassemblait sa bande, et ils fondaient sur la plaine, volant, pillant jusqu’à la frontière russe ; malheur à qui lui faisait de l’opposition ! Du reste il épargnait lia vie humaine autant qu’il le pouvait ; mais il ne plaisantait pas avec la résistance. Une fois une escouade d’infanterie fut envoyée de Putilla sous les ordres d’un lieutenant pour prendre le haydamak ou le refouler dans la forêt, mais il tint bon avec ses hommes, et tous les soldats que ne tua pas : la fusillade furent culbutés dans le Czeremos ou écrasés sous des quartiers de roc. Les bandits ne firent que quelques prisonniers, le lieutenant entre autres ; ceux-ci furent déshabillés tout nus, et sur cette partie du corps qui ne porte pas ordinairement d’inscriptions, chacun d’eux reçut l’effigie d’une potence, tracée à la poix,[1]. Puis on les renvoya dans la plaine.

Ceci naturellement irritait les tribunaux, et les soldats qui s’évertuaient à l’attraper ; mais la chose n’était pas aussi facile à exécuter que ces beaux messieurs de la ville l’avaient calculé à table. Là où on le cherchait il n’était pas, et là où on ne pouvait soupçonner sa présence pétillaient soudain ses pistolets d’embuscade, de sorte qu’il fallut s’en tenir à protéger la plaine contre lui. Grâce aux hussards agiles, on obtint alors de meilleurs résultats, mais rien encore de bien fameux. Au coup de minuit, il apparaissait comme l’éclair ; d’où venait-il ? c’était une énigme. Il faisait son métier, et lorsque accouraient les hussards de la ville la plus proche, où était le haydamak ? Peut-être dans cette même petite ville d’où sortaient les hussards et que ceux-ci avaient mission de protéger les clercs impériaux, voyant qu’on ne pouvait rien obtenir par la force, essayèrent de l’argent, promettant mille florins à quiconque livrerait le bandit, ou du moins ; sa tête. Si un de ses complices faisait cela, il devait avoir la vie sauve ; mais les brigands étaient attachés à leur chef comme à un dieu : s’il leur eût ordonné de s’ouvrir le ventre, ils eussent, je crois, obéi. Et chez nous autres paysans, personne ne se souciait du rôle de traître : nous ne faisions rien pour lui, mais rien contre lui. C’était un malfaiteur, sa cause n’avait donc rien de commun avec la nôtre ; mais c’était un Ruthène, et il nous vengeait des Polonais, comment aurions-nous pu être contre lui ? Sa haine ne s’adressait qu’aux Polonais et aux Polonais sa cruauté,… du moins au commencement, et dans la suite même il n’a jamais pillé la demeure d’un Ruthène riche ou pauvre et jamais celle d’un pauvre Juif. Quant aux Juifs riches et aux clercs impériaux, il ne les

  1. Historique. Dans ce récit, rien n’est inventé, pas même le moindre détail.