des dieux lares ; si on voit le marchand tristement assoupi, la tête sur son comptoir, et rêvant à de nouvelles combinaisons, le fumeur d’opium étendu livide sur une paillasse immonde, l’Hindou errant tristement le long des murs et dardant sur vous un regard qui paraît sinistre, jaillissant de ce visage d’ébène; puis des rôdeurs équivoques que le policeman suit incessamment des yeux, en un mot, toute cette écume que la nuit fait remonter à la surface des grandes villes, et qui rend la police de Singapore très difficile. Que de vices, de laideurs, de cupidités, sont accumulés dans ce petit espace ! Mais tout y concourt involontairement à un but supérieur et caché : poussés par leurs bonnes ou par leurs mauvaises passions, tous ces hommes travaillent, sans le savoir, à la grandeur de l’Angleterre :
Tantse molis erat romanam condere gentem.
On ne peut mieux achever une soirée consacrée aux aspects pittoresques qu’en allant voir un drame chinois. Un indigène, qui se donne pour un ancien turco et s’est imposé à moi comme cicérone, me recommande avant tout de surveiller ma montre en pénétrant dans la foule qui encombre les abords du théâtre. Peu de soirées se passent sans qu’on ait à signaler des vols audacieux et des rixes sanglantes; mais je n’ai à me servir ni du revolver ni du casse-tête, et j’entre sans difficulté. La salle rappelle beaucoup nos baraques de la foire; la disposition est presque identique à celle des salles japonaises. La scène est élevée et encadrée de draperies brodées d’or représentant des animaux chers à la Chine, le tigre, le léopard; l’orchestre se tient au fond. Deux acteurs sont en scène : un vieillard à barbe blanche et une jeune femme qui semble occupée à un rouet. Ils se renvoient alternativement des tirades lancées d’une voix glapissante et nasillarde sur un rhythme monotone. Cela dure ainsi pendant une heure sans aucune variété ; personne ne prête l’oreille, parmi les Chinois assis en grand nombre dans la salle. Je suppose que la pantomime tient une place principale dans ces représentations, car on regarde plus qu’on n’écoute, et les gestes sont très accentués. Au bout d’une heure, ayant vainement attendu une péripétie, je me décide à regagner mon domicile.
13. — Une route excellente traverse dans sa largeur l’îlot de Singapore : muni de diverses lettres d’introduction, j’arrive en deux heures au bord du bras de mer qui sépare l’îlot de la terre ferme. Une petite chaloupe à vapeur va et vient sans cesse d’un bord à l’autre, et traverse en quelques minutes les 2 milles du détroit. L’eau, peu profonde, est peuplée, paraît-il, de caïmans, qu’on voit souvent se prélasser au soleil dans les palétuviers de la rive. J’avoue