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pas été étrangers à la création des nombreuses banques qui depuis une dizaine d’années ont de tous côtés surgi en Russie. Sans ce stimulant ou cette sorte d’excitant capiteux, il est douteux que le peuple russe se fût au même degré livré à la fièvre des affaires et à l’ivresse de la spéculation. De ce côté, Pétersbourg et Moscou ont peu de choses à envier à Vienne ou à Berlin, qui tous deux s’étaient aussi laissé griser l’un par les milliards français, l’autre par ses milliards de papier[1]. En Russie, l’impulsion donnée au crédit par le papier n’a pas été sans compensation; peut-être sans elle le pays fût-il resté plus longtemps engourdi dans la torpeur, et le gouvernement eût encore été obligé de suppléer à l’insuffisance de l’initiative privée. S’il y a eu avantage dans le passé, ce n’est pas sans danger pour le présent ou l’avenir. Toutes ces affaires, rapidement montées à l’aide du léger échafaudage du cours forcé, risquent de crouler avec la dépréciation des billets : le crédit, dont on a usé et abusé pendant la paix et sur lequel tout repose, serait singulièrement ébranlé par une guerre. Un des grands événemens de l’année 1876 en Russie a été la faillite d’un des premiers établissemens de l’empire, la banque de commerce et de prêts de Moscou. La chute de cette maison a eu un retentissement considérable; avec une guerre et une nouvelle dépréciation du papier, d’autres catastrophes de ce genre pourraient troubler le marché.

Les effets du cours forcé sur les finances publiques sont moins apparens; quand la paix ne semblait pas menacée, ils étaient même presque insensibles. Aux époques de crise, il en est autrement : le gouvernement sent retomber sur lui tous les inconvéniens de l’instabilité et de l’avilissement de ses billets. Le défaut capital du papier-monnaie, c’est qu’il lui manque le principal mérite d’une véritable monnaie, la fixité; c’est qu’il ne peut, comme l’or ou l’argent, servir d’étalon de la valeur, et par là de juste mesure aux échanges. Un état qui a son budget dressé en monnaie métallique sait sur quoi il peut compter à la fin de l’année, car la valeur du métal ne peut beaucoup varier à si bref délai. Tout autre est la situation d’un peuple réduit à faire ses calculs en papier, dont la valeur en temps de crise peut monter ou descendre de 10, de 20, de 30 pour 100 en un an, en un mois, parfois en une semaine. Le trésor a beau dresser les états les plus exacts de ses recettes, il ne

  1. Les exemples ne manquent pas en Russie; j’en citerai deux. En 1873, le gouvernement avait, pour mettre fin aux spéculations des financiers concessionnaires des voies ferrées, imaginé de mettre en souscription publique les chemins de l’Oural et de la Vistule. Le capital du premier chemin fut couvert 58 fois, celui du second 174 fois.