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avec le Piémont agrandi est écrite dans le livre futur de l’histoire. » Cavour voyait clair, et, sous ce rapport comme sous bien d’autres, il ouvrait la route à ses successeurs; mais au fond, quelque prix qu’il attachât à ménager des relations d’avenir avec l’Allemagne et avec la Prusse, il restait tout entier d’intelligence et d’instinct avec les deux puissances de l’Occident, la France et l’Angleterre.

C’est par elles qu’il avait pu entrer dans les affaires du monde aux beaux jours de la guerre de Crimée. C’est avec le concours des armes françaises qu’il avait pu engager la lutte contre l’Autriche. Son rêve était toujours une intimité de l’Italie avec les deux puissances qui à ses yeux représentaient les plus grandes forces de la civilisation. La reconnaissance à l’égard de notre pays ne lui pesait pas, il l’avouait tout haut, en homme qui se mettait sans effort au-dessus des puérilités et des perfidies de l’esprit de parti, qui savait toujours rester un allié indépendant sans doute, mais un allié. Si quelquefois il n’était pas insensible aux hostilités qui s’agitaient contre lui dans un certain monde parisien, ses préférences réfléchies, et j’ose dire ses sentimens, n’en étaient pas altérés. Il se vengeait sans amertume. « Je ne veux pas médire de la société française, écrivait-il, je lui dois trop. Je me résigne à ce que l’Italie se régénère en dépit des salons de Paris. » Cavour aimait notre nation, à laquelle il ne reprochait que de savoir si peu pratiquer ou garder la liberté. Il faisait de l’alliance française un des fondemens de sa politique, une condition permanente pour les deux pays, et ce qu’on peut dire de mieux, c’est que, s’il eût vécu, il eût réussi peut-être par ses conseils, par une influence chaque jour grandissante, à imprimer un autre cours à des événemens qui ont fini par un désastre pour la France. Dans cette carrière d’un siècle où tant de choses disparaissent, où tant d’autres choses restent en doute, le dernier empire, a-t-on dit, a produit deux grandes nouveautés et deux grands ministres : l’unité italienne et l’unité allemande, M. de Cavour et M. de Bismarck. Je ne veux pas faire des comparaisons où il y aurait plus de contrastes de toute sorte que d’analogies. M. de Bismarck est toujours vivant, et l’avenir est à tout le monde. Le comte de Cavour a disparu de la scène depuis quinze ans, et, quant à lui, il a eu la fortune de réaliser l’affranchissement de son pays par la liberté; il n’a pas fait de son œuvre une menace pour l’Europe, et dans cette reconstitution d’un peuple qui reste la victoire de sa politique, l’héritage d’un cordial et puissant génie, il n’a pas mis la mutilation d’une autre nationalité.


CHARLES DE MAZADE.