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sculpteur : « Il est difficile qu’un secrétaire d’ambassade, à moins que de jouer d’imagination, sache les choses bien au vrai comme elles sont ; je vois comme ils mentent tous les jours plutôt que d’avouer leur ignorance à ceux qui les paient pour dire à tort et à travers ce qu’ils savent et ne savent pas. Ainsi, d’avance, je parierais que l’ouvrage du sieur Rulhière ne vaut pas grand’chose, surtout parce que Diderot dit qu’il y a de la maîtresse femme et du cervello di principessa ; or, dans cet événement, ce n’était point tout cela, mais il s’agissait ou de périr avec un fou ou de se sauver avec la multitude qui prétendait s’en délivrer ; or à cela il n’y avait de manigance que celle de la mauvaise conduite du personnage, car sans cette conduite assurément jamais il n’aurait rien pu lui arriver. Il faudrait tâcher d’acheter le manuscrit de Rulhière et j’en ferai écrire à Chotinski. » On voit que Catherine, suivant la tactique qui a réussi avec l’abbé Chappe, court au devant de l’attaque et, avant de l’avoir lu, commence à décrier Rulhière auprès de ses correspondans. Comme la princesse Dachkof, elle a des réserves à faire sur le récit de l’auteur ; elle se défend de prendre sur elle la responsabilité du coup d’état et essaie de la rejeter sur celui-là même qui en fut victime. Puis, sentant que toute cette apologie est inutile, elle arrive tout droit à une conclusion pratique : « Il faudrait acheter le manuscrit de Rulhière. » Mais Rulhière était-il homme à le vendre ? un Chotinski était-il capable de mener à bien cette délicate négociation ? L’affaire avait été introduite par Diderot et Falconet, c’est-à-dire par la filière des lettrés et des artistes ; Catherine II voulut lui faire suivre celle de Betski, son ministre, et de Chotinski, son agent, c’est-à-dire la filière des tchinovniks. Tout manqua, et Diderot, mécontent, écrivit à Falconet : « Pourquoi je vous charge de l’affaire Rulhière et non le général Betski ? C’est que, puisqu’il devait y avoir un intermédiaire, j’ai mieux aimé que vous le fussiez que personne ; c’est que c’était une affaire à traiter de littérateur à littérateur, et non de littérateur à ministre ; c’est qu’on a tout gâté et que je me doutais qu’il en serait ainsi. L’argent s’accepte ou se refuse, selon l’homme qui le propose. »

C’est sans doute alors que, suivant la préface de 1797, on essaya de faire peur à Rulhière de la Bastille. Catherine II eut de cette négociation manquée un grand regret ; les ministres français ne l’ignoraient pas, et plus d’une fois, dans leurs négociations avec elle, durent se servir du manuscrit de Rulhière comme d’un leurre ou d’une menace. Voici une lettre fort curieuse que, plus de cinq ans après cette première tentative, M. Durand, envoyé de France à la cour de Russie, écrivait au duc d’Aiguillon. C’est au moment où Diderot lui-même s’était laissé attirer à Saint-Pétersbourg :