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qu’un égal avec des égaux, et dans ces luttes intellectuelles elle se trouve n’avoir pas trop présumé d’elle-même. Dans sa correspondance avec Voltaire, on ne sait qui des deux a le plus d’esprit. Qu’on ne dise pas que ses lettres étaient rédigées par d’autres : les minutes sont bien de sa main, et peu de personnes autour d’elle eussent pu faire aussi bien. Sa correspondance française, dont nous commençons seulement à embrasser toute l’étendue, n’est pas toute son œuvre littéraire; de sa main, elle a rédigé quantité d’ukases, de manifestes, de projets de lois, de lettres à ses ministres et à ses agens; elle nous a laissé de curieux mémoires, des essais pédagogiques, des pièces de théâtre, des contes, des pamphlets. On peut apprécier maintenant quelle part de gloire personnelle lui revient dans son règne et sa supériorité sur les plus grands de ses collaborateurs. Quand on voit à toutes ses tâches multiples, la guerre, la diplomatie, la législation, la colonisation, s’ajouter tout ce travail littéraire, on comprend qu’elle puisse se vanter d’être laborieuse. Est-il nécessaire de chercher ailleurs la cause de la décadence française au XVIIIe siècle? Un Louis XV pouvait-il lutter contre un Frédéric ou une Catherine? Que pouvait faire ce roi fainéant, égaré dans ce siècle de rudes travailleurs? Sur Frédéric II lui-même, Catherine aurait peut-être un avantage. Les Allemands ont pu reprocher au roi de Prusse d’avoir dédaigné la littérature nationale, méconnu Klopstock, ignoré l’auteur de Gœtz de Berlichingen. L’admiratrice de Montesquieu et de Voltaire se souvint toujours qu’elle était impératrice russe. Elle rabrouait Soumarokof et le protégeait; elle livrait à Fon-Vizine les jeunes nobles ignorans (niêdorosli), comme Louis XIV livrait à Molière les marquis ridicules; elle donnait confiance à Derjavine en sa vocation lyrique; elle laissait Golikof élever comme un monument son Histoire de Pierre le Grand; elle encourageait le mouvement scientifique et archéologique. Tout en correspondant avec l’auteur de Zaïre, elle écrivait la tragédie nationale d’Oleg, et cette impératrice, fille de l’Allemagne, élève du génie français, a su conquérir une place dans la littérature russe.


ALFRED RAMBAUD.