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retrouvons chez un collectionneur où nous mène notre hôte. Nous passons en revue tout d’abord un assortiment complet de kriss fort anciens, d’une belle trempe, aux lames frayées, en forme de flammes, aux manches courts et sans garde, dont les blessures ou plutôt les déchirures sont incurables. On nous montre aussi de petites idoles en fer forgé antérieures à l’islamisme et peut-être au bouddhisme; ce sont des dieux guerriers dans des attitudes belliqueuses; voici encore des pierreries montées en bagues, en bracelets; tout cela a été trouvé dans des fouilles et atteste une civilisation ancienne assez avancée, mais immobile. Quelle que soit la cause qui en a interrompu le développement, le peuple est resté aussi primitif qu’il y a deux mille ans, et il a plutôt désappris qu’amélioré les industries dont on nous montre les vestiges. Là se vérifie comme partout la loi fatale d’après laquelle toute nation stationnaire recule et commence à perdre du jour où elle cesse de gagner. Sauf quelques détails extérieurs, c’est donc dans l’intérieur d’un petit souverain oriental du moyen âge que nous allons pénétrer en nous rendant chez le sultan de Djokdjokerta.

Une exactitude rigoureuse est le premier point de l’étiquette javanaise; elle est ici d’autant plus nécessaire que, le sultan attendant l’heure de notre visite dans le salon qui sert de vestibule à son palais dépourvu de salle d’attente, il serait aussi indiscret d’arriver après que gênant d’arriver avant. Le chef des gardes nous attend à la porte du Kraton et nous conduit à travers deux rangées de femmes accroupies et fort laides au pied des degrés qui mènent au salon de réception. Le sultan vient au-devant de nous et nous fait asseoir à ses côtés. C’est un homme de cinquante-huit ans qui paraît beaucoup moins âgé, d’une figure agréable, d’une physionomie un peu éteinte, assez simplement vêtu d’un sarong polychrome, d’une veste serrée à la taille sur laquelle brille la plaque de commandeur de l’ordre du Lion néerlandais, le turban en tête et les pieds nus dans des pantoufles de tapisserie. Au milieu des verres de soda, des tasses de thé, des cigares que nous apportent des esclaves toujours rampans, la conversation ne va que par bonds; il nous interroge pour la forme sur nos voyages et paraît s’intéresser médiocrement à nos réponses. Puis vient la visite du palais, dont l’ameublement, dépourvu de tout caractère local, renferme des spécimens des différentes époques de l’art européen et surtout de l’art français; des photographies, une multitude de pendules, des oiseaux mécaniques, complètent ce musée, plus luxueux qu’élégant, passe-temps de ces dynastes de la décadence. Dans leur état d’abaissement, ils ne songent plus qu’à jouir paisiblement des revenus que leur abandonnent les Hollandais, à conserver leur prestige à l’égard du peuple en s’entourant d’un cérémonial très formaliste, à