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autant de ferveur que pendant ce moment-là les dernières paroles du Schemona-Esreh : « Loué soit Dieu qui fait de la paix la meilleure des bénédictions ! »

La guerre suivit la révolution ; le choléra suivit la guerre. La première agita puissamment la Gallicie. Tous ceux qui pouvaient porter des armes volèrent au secours de leurs frères au-delà de la Vistule ; les autres quêtèrent pour eux, pendant que les femmes faisaient de la charpie et priaient. La guerre épargna le pays, mais l’ange de la peste ne respecta pas la frontière gallicienne. Le choléra s’achemina lentement, mais se déclara plus terrible que jamais, et exigea des milliers et encore des milliers de sacrifices humains. Remèdes, prières, rien n’y fit. Si les remèdes avaient pu vaincre le mal, la kartchma de Brzosteck eût été sauve, car elle ne ressemblait plus à une taverne, elle était changée en pharmacie, et si les prières eussent pu triompher du fléau, Abe Nahum Wasserkrug eût sûrement été exaucé, car, du matin au soir, la face collée à la muraille, « il criait à l’Éternel comme un chaffid. »

Mais le malheureux avait compté ses enfans, et l’ange exterminateur, dans une seule nuit, en abattit six sur sept. Les prières furent vaines, les soins inutiles ! L’exactitude d’Abe Nahum à observer strictement la loi mosaïque n’eut pas plus de succès. Bien qu’il eût à peine attendu le dernier soupir de son aîné pour vider jusqu’à la dernière goutte l’eau de la maison, afin que l’envoyé de la mort n’y pût laver le sang de son glaive, bien que le cadavre fût resté tout au plus un quart d’heure sur le lit avant d’être étendu, couvert d’un suaire, sur le parquet devant la fenêtre, bien que les doigts du mort eussent été enchevêtrés de façon à former les lettres qui composent le nom de Dieu, et que le miroir eût été enlevé de la muraille, les enfans succombèrent, l’un après l’autre. Pour surcroît de désolation, le pauvre Abe Nahum vit aussi expirer sa femme, qu’il n’avait cependant pas comprise dans le dénombrement fatal.

Il les pleura sept jours sans sortir de la maison, et tout le premier mois de son deuil, il le passa à réciter le kadisch[1]. Quand l’ange de la peste eut quitté la contrée pour suivre le soleil du côté des grandes villes de l’Occident, Abe Nahum se trouva seul avec un enfant de six mois, à qui on avait donné le nom de Jossel.

La situation était à la fois douloureuse et bizarre : d’une part un cabaretier, de l’autre un nourrisson. La tendresse du père et de l’époux, tendresse profonde, autrefois distribuée à dose égale entre une femme et sept enfans, se trouva concentrée et agglomérée sur

  1. La prière pour les morts.