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pas à la terre. C’est la letawitza, l’étoile filante qui a revêtu une figure humaine. Vous n’avez donc pas remarqué sa chevelure ? Est-ce qu’on n’aurait pas dit une traînée d’astres flottant à la surface de l’eau ?

— Je vais retourner là-bas. Il faut que je voie cette femme.

Etes-vous donc possédé du diable ? dit le garde-forêt pétrifié, vous poseriez cent ducats devant moi, vous m’offririez le monde entier que je ne bougerais pas d’ici.

— Mais si je t’offrais une chope d’eau-de-vie, m’accompagnerais-tu ?

— De l’eau-de-vie ! de quelle eau-de-vie ? Pas de la mauvaise eau-de-vie de grains, j’espère ?

— Du slivowitz, si tu veux.

Le brave homme poussa un soupir, siffla son chien et se dirigea lentement vers l’étang. Je marchais sur ses traces, quelques pas en arrière. Un feu follet, couleur d’or, nous-accompagna comme pour éclairer notre route. Tandis que nous suivions la flammèche fantastique qui passait tantôt à droite, tantôt à gauche, tournoyant sous les branches, s’allongeant sur la mousse comme une couleuvre ou planant dans l’air au-dessus de nous, nous entrâmes jusqu’aux genoux dans le marais.

La lune se cacha derrière un nuage, comme si elle était d’accord avec les lutins pour nous mystifier. Les aunes, jusque-là immobiles et silencieux, se balancèrent avec un bruissement sourd. Le butor ricana d’une voix stridente ; puis l’eau rejaillit presque sur nous. C’était le chien qui venait de plonger, et dont l’aboiement brutal nous annonça que nous touchions au but. Je franchis précipitamment l’épaisse ramure ; je me trouvai au bord de l’étang où la lune, souriante et débarrassée de ses voiles, semblait contempler sa face paisible.

La femme aux cheveux d’or avait disparu. Nous ne la vîmes ni dans les flots où tout à l’heure elle étincelait comme un astre, ni sur la rive, où son corps blanc se fût détaché comme une lumière dans le noir des aunes. À présent, tout reposait dans un silence lamentable : pas une ride sur l’eau, pas un souffle dans les feuilles. Et du milieu de l’étang s’élevait majestueusement vers le ciel un pâle nénuphar qui montait comme une flamme blanche.

Le garde-forêt respira longuement.

— Dieu nous a protégés, murmura-t-il, mais qu’on vienne me dire maintenant que ce n’était pas la letawitza !


SACHER-MASOCH.

(Traduit par Mlle STREBINGER.)