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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/538

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les bords du Bosphore, on eut soin d’y placer un grand nombre des reliques de saints pour la défendre contre ses ennemis ; mais ces reliques ne suffirent pas tout à fait au peuple, qui conservait beaucoup de croyances anciennes ; il choisit, selon son habitude, quelques-uns des monumens antiques apportés dans la cité nouvelle, un trépied de bronze, une colonne surmontée d’un aigle qui tenait un serpent dans ses serres, et leur attribua toute sorte de propriétés miraculeuses, notamment la puissance de délivrer la ville de certains animaux nuisibles, qui sans eux l’auraient infestée. Il en fut à Naples comme partout ; les monumens anciens y étaient très nombreux[1] : la solidité de ces murailles, qui avaient résisté au temps, l’attitude étrange de certaines statues mutilées, leur beauté vaguement entrevue et devinée, le souvenir du passé glorieux qu’elles rappelaient, frappaient le peuple, quoique devenu bien barbare, d’une sorte de respectueuse terreur. On était tenté de supposer que le sort de la cité, au milieu de laquelle ils s’élevaient depuis des siècles et dont ils faisaient l’ornement, était intimement lié au leur. On les regardait comme des garanties assurées de sa prospérité, ou tout au moins comme des talismans précieux qui éloignaient d’elle certains inconvéniens ou certaines maladies. Il fallut leur faire une histoire, car l’imagination populaire une fois excitée ne se résigne pas aisément à l’ignorance, et l’on voulut savoir d’abord qui les avait fabriqués. Ce devait être sans doute quelque artiste habile, quelque grand savant d’autrefois. A Constantinople, on attribuait la colonne et le trépied de bronze au fameux magicien Apollonius de Tyane ; à Naples, le nom qui devait se présenter le premier était celui de Virgile : nous venons de voir qu’on le tenait pour l’ami et le protecteur des Napolitains ; on savait d’ailleurs confusément, par ce que racontaient les clercs, que c’était le plus savant des hommes, et que la nature n’avait pas pour lui de secrets. Puisqu’il était bien avéré que personne ne devait avoir autant que lui le désir et le pouvoir d’être utile aux habitans de Naples, comment hésiter à croire qu’il fût l’auteur de ces inventions merveilleuses qui rendaient leur ville plus agréable ou plus sûre ?

Voilà comment s’est formée la légende : elle est née à Naples de certaines circonstances locales que M. Comparetti a su presque toujours découvrir. Il fait remarquer que tant qu’elle y est restée, elle a conservé un grand caractère de respect et d’admiration pour Virgile.

  1. Ces monumens ont presque tous disparu ; Naples est aujourd’hui très pauvre en débris de monumens antiques. On y conserve pourtant, au musée national, une tête colossale de cheval de bronze. C’est tout ce qui reste du fameux cheval que la tradition attribuait à Virgile. Le corps fut fondu, dit-on, au XIVe siècle, par l’ordre d’un archevêque, et l’on en fit les cloches de saint Janvier. La tête seule est restée : elle est d’un très beau travail, et appartient à quelque artiste grec d’une bonne époque.