Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la vie commune. Ils semblent formés de chairs plus transparentes, tissés d’une essence plus subtile, nourris d’un air éthéré. En même temps, vous sentez dans cet ample flot d’images, dans la vaste musique toujours grandissante qui s’échappe des vers du poète, un désir impétueux d’embrasser l’univers, de pénétrer ses secrets insondables. Il vous emporte par le labyrinthe des forêts, les sauvages anfractuosités des montagnes à travers les mirages de l’atmosphère jusqu’aux éblouissemens infinis de la mer. Dans sa course rapide, le songeur voudrait s’enfoncer, dirait-on, dans l’abîme ouvert de la nature et s’y noyer avec vous jusqu’à la perte de la conscience.

Si vous croyez être dupe d’une vaine fantasmagorie ou d’une hallucination dangereuse, il est temps de vous arrêter. Si vous regrettez la très solide et très incontestable réalité dans laquelle nous avons l’honneur de vivre, si en telle compagnie vous soupirez après les types curieux que nous coudoyons sur nos trottoirs ou dans nos salons, et que nous avons le plaisir de retrouver le soir sur nos théâtres, alors fermez le livre pour ne plus le rouvrir;. Shelley n’a rien à vous dire. Mais si le rêve du poète vous a fasciné, si l’énigme de sa vie: vous intéresse, si vous avez rencontré dans vos propres songes des êtres semblables à ses créations, familiarisez-vous avec les régions où il vous promène si magnifiquement, et sous l’inépuisable végétation de ses images vous découvrirez bientôt des pensées lumineuses comme ces lacs à demi ensevelis sous des berceaux de feuillage, aux bords semés de fleurs rares, où traînent des plantes aquatiques et qui, loin de tout œil humain, réfléchissent l’immensité de l’azur. Ne vous lassez point encore. Lisez ses œuvres complètes, sa correspondance, ses essais, dans la grande édition que nous devons aux soins de Mlle Shelley, pénétrez dans l’intimité de sa vie, dans le secret de son travail, et vous trouverez dans cette âme ingénue une grande force de pensée, de surprenantes profondeurs de mélancolie, toutes les tristesses, toutes les luttes intérieures de l’homme moderne; mais en même temps vous verrez qu’il a vaincu sa souffrance à l’exemple de tous les grands. Car au-dessus des sombres désespoirs de son âme il a su élever, comme un monument immortel de son génie et de sa foi, l’affirmation de l’homme idéal et de l’humanité régénérée. — Oui, Shelley, honni de son temps, à peine deviné par ses meilleurs amis, nous apparaît aujourd’hui comme un de ces malheureux et bienheureux. solitaires, qui, pénétrés des aspirations inconscientes de leur époque, sont par là. même en contradiction flagrante avec la société qui les environne. Ils demeurent un mystère pour leurs contemporains et vivent dans le cercle magique de leurs rêves comme dans une île