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tyranniser sans reproche et sans frein le faible. — Je refoulai mes larmes, mon cœur se calma, et je devins doux et hardi. » Doux et hardi, le caractère de Shelley est dans ces deux mots. Ce mélange de mansuétude et de fermeté, l’alliance de cette sensibilité extrême avec cette pensée qui ne recule devant rien et devient à un moment donné une arme tranchante contre l’hypocrisie et la bassesse, voilà son trait originaire et distinctif.

Ce fonds d’énergie et de révolte, voilé durant l’enfance, éclata chez l’adolescent. A quinze ans, il entra au collège d’Eton et refusa avec indignation de se soumettre aux humiliations du fagging-system. C’était se marquer lui-même d’un signe de réprobation et se mettre au ban de ses condisciples; mais Shelley, quoique d’une complexion délicate, était de ces esprits que rien ne plie ni ne brise. La volonté donne aux natures nerveuses un ressort d’acier. Toute l’école s’était tournée contre lui; il soutint la guerre jusqu’au bout. Heureusement qu’il trouva un protecteur et un guide en la personne du docteur James Lind. Cet homme savant poussa l’esprit du jeune écolier aux sciences naturelles, le passionna pour les expériences de chimie. Souvent il quittait la nuit le dortoir de ses camarades, où il ne rencontrait guère que leurs railleries et leurs insultes, pour se glisser dans le laboratoire du docteur et manier l’alambic avec l’ardeur fiévreuse d’un alchimiste. Ce goût fut passager; Shelley avait l’esprit trop idéaliste pour trouver une satisfaction durable dans une science qui s’en tient à l’analyse de la matière et qui ne surprendra jamais la vie qu’après l’avoir tuée.

A force de veilles et d’études de tout genre il eut une fièvre qui affecta le cerveau. Son père le crut fou et voulut le mettre dans une maison de santé. Par bonheur, le docteur Lind, accouru en hâte à Field-Place, put guérir son élève. Revenu à Eton, il continua de vivre en lutte avec ses camarades. La guerre acharnée qu’on lui fit ne peut être attribuée qu’à son indépendance et à une délicatesse qui se dérobait à toute grossièreté, car Shelley fut plus tard le plus aimable, le plus tolérant et le plus généreux des amis. Il paraît cependant qu’il perdit patience sous les persécutions de ces collégiens enragés, et qu’un beau jour, attaqué à l’improviste par un de ces insolens boxeurs, il lui donna un coup de canif dans le bras. Chassé de l’école pour ce fait, il entra peu après à l’université d’Oxford. Là du moins il put mener une vie tranquille. Il conquit l’estime de ses maîtres par un travail assidu, des habitudes actives, les goûts les plus simples et des mœurs très pures. Mais bientôt la hardiesse ingénue de sa pensée devait lui susciter un ennemi plus redoutable que ses rudes compagnons de classe, je veux dire l’opinion publique.