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La douleur était son inspiration, l’adversité son élément, elle centuplait ses facultés. Il avait besoin de lutter pour vivre, de souffrir pour produire. Il tint donc tête à l’orage avec sang-froid, en refoulant sa douleur et son ressentiment, mit quelque ordre dans ses affaires et s’embarqua de nouveau pour le continent en disant à l’Angleterre un éternel adieu. Once more upon the waters ! y et once more! s’écrie-t-il en s’embarquant : « Encore une fois sur les flots ! oui, encore une fois ! Les vagues bondissent sous moi comme un cheval qui sent son cavalier. Bienvenu soit leur mugissement et rapide leur course où qu’elles me guident ! » Il vint en Suisse en remontant le Rhin. Peu après son arrivée à Genève, il loua la villa Diodati. Le temps qu’il passa dans ce séjour paisible et ravissant fut pour lui une époque de recueillement et de méditation intense. Il ressentit alors pour un moment ce calme bienfaisant qui s’empare de l’homme lorsqu’il s’élève au-dessus de sa destinée individuelle pour identifier la meilleure partie de son être avec les vérités éternelles. Le contraste du « clair et placide Léman » avec le monde violent d’où il sort est pour lui un doux avertissement « d’oublier les eaux troublées de la terre pour une source plus pure. » Son murmure lui semble « la voix caressante d’une sœur qui lui reproche ses plaisirs effrénés. » C’est là, on peut le dire, qu’il rentra pour la première fois jusqu’au fond de lui-même, qu’il rassembla ses forces pour les merveilles qu’il allait jeter coup sur coup dans le monde étonné avec une rapidité et une profusion dont la littérature n’offre pas d’autre exemple. Quelques poésies détachées reproduisent comme en un miroir limpide les ombres et les lumières qui sillonnaient alors cette âme orageuse. Il y a un mélange d’amertume, de regrets et de résignation dans les stances si tendres adressées à sa sœur Augusta, à laquelle il parle comme à son esprit tutélaire. Quant au monde qu’il vient de quitter, il ne lui apparaissait plus que comme un peuple de fantômes ; les absens lui semblaient aussi loin que les morts. Un fragment inachevé nous fait jeter un coup d’œil en des profondeurs de mélancolie et de doute scrutateur comme une fente ouverte sur un noir abîme : « Qu’est-ce que la mort? — Le repos du cœur? le tout dont nous faisons partie? car la vie n’est qu’une vision, — il n’y a de vie pour moi que ce que je vois des êtres vivans, et cela étant, les absens sont les morts qui viennent troubler notre tranquillité, étendre autour de nous un lugubre linceul et mêler de douloureux souvenirs à nos heures de repos. » Ici déjà le poète, replié sur lui-même, se tourne vers les sources du merveilleux, vers le sombre au-delà. C’est alors que se dessinent en lui les premiers linéamens de cet étonnant poème de Manfred, le plus grand, le plus insondable peut-être qui soit sorti