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Il fait nuit sous l’épaisse toiture de ces plus serrés les uns contre les autres, le vent de mer qui soupire dans les hautes branches est plein d’une immense tristesse. Cela ressemble à un cimetière sauvage, à un séjour d’âmes en peine. Shelley cependant aimait à s’y perdre pour des journées entières, sans doute à cause de la proximité de la mer. Une après-midi, Trelawney et Mlle Shelley, ne le voyant pas revenir, allèrent à sa recherche. Ils marchèrent longtemps sans le trouver. Épuisée de fatigue, Mary se laissa tomber au bord du chemin. Marchant toujours, Trelawney rencontra un paysan et lui demanda s’il n’avait vu personne. — Si, dit-il, l’Anglais mélancolique est dans le bois maudit, — et il le mena par un sentier jusqu’à une clairière au bord d’un étang noir. Un vif rayon de lumière y luisait à travers le feuillage, un pin gigantesque gisait à terre. Près de ce tronc à demi desséché, Shelley était debout, ses livres et ses papiers épars à ses pieds, les yeux fixés dans le miroir sombre de l’eau, plongé dans une méditation intense. A la voix de Trelawney, il tourna nonchalamment la tête et dit : — Holà, entrez! — C’est donc là votre cabinet d’étude? — Oui, et ces arbres sont mes livres qui ne mentent jamais. — Mais en apprenant que sa femme, inquiète et désolée, l’attendait à quelque distance, il s’écria : — Pauvre Marie ! — Et, entassant à la hâte livres et paperasses dans son chapeau, il partit comme un trait. Trelawney ne put le suivre dans sa course, mais bientôt la forêt retentit de longs et bruyans éclats de rire. Shelley se livrait souvent à ces irruptions de joie, lorsqu’il sortait tout d’un coup de ses méditations absorbantes. L’enfant naïf et bon qui était en lui reprenait alors ses droits pour un moment sur le rêveur intense et passionné.

Shelley n’était donc rien moins qu’un misanthrope, ce n’était que le plus effréné des songeurs et le poète qui a le plus exclusivement vécu dans sa poésie. Certains hommes ne fuient la société que pour y faire plus de bruit et briguent du fond de leur retraite les suffrages qu’ils font mine de mépriser. Tel n’était point cet enfant sublime; il ne fuyait le monde que parce qu’il ne trouvait de bonheur que dans ses pensées. Son tempérament le portait à vivre dans la retraite avec les amis de son choix. Aussi la petite colonie étrangère réunie à Pise en 1821 formait-elle le cercle le plus attrayant et le plus sympathique qu’il eût jamais rencontré. Son intérieur même était plein de charme. Il se composait de deux couples vivant chacun en parfaite harmonie et très unis entre eux. Les Shelley et les Williams ayant pris l’habitude de vivre en commun ne formaient plus à vrai dire qu’une seule famille. Williams partageait les goûts de son ami pour la navigation sur mer, la vie en plein air, les exercices du corps. Sa femme Jane paraît avoir été