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la marquise, vers cette époque, lui fit obtenir un emploi de 2,400 livres à la manufacture de Sèvres. Le groupe de Pygmalion lui valut un éloge enthousiaste de Diderot dans son Salon de 1763. « O Falconet, s’écriait le critique difficile, comment as-tu fait pour mettre dans un morceau de pierre blanche la surprise, la joie et l’amour fondus ensemble? Émule des dieux! s’ils ont animé la statue, tu en as renouvelé le miracle en animant la statuaire. » Plus tard Diderot entama des négociations pour faire céder par les propriétaires du Pygmalion ce chef-d’œuvre à Catherine II. Il échoua d’abord et écrivit à son ami : « J’ai revu M. et Mme d’Arconville, j’ai sollicité par écrit et de vive voix votre Pygmalion ; j’en suis fâché, mon ami, il n’y a rien à faire, et votre statue animée restera long- temps chez ces riches dévots, couverte d’une chemise de satin qu’on lève de temps en temps en faveur des curieux. » Par la suite, Catherine fut plus heureuse : Pygmalion appartient aujourd’hui au grand-duc héritier de Russie.

On voit que Falconet n’était pas un de ces sculpteurs qui, faute de réussir en France, vont chercher fortune à l’étranger. Il était un des premiers parmi les grands artistes de son temps : les salons avaient mis son talent hors de pair; les commandes affluaient dans son atelier. C’est cette supériorité même qui le recommandait à l’impératrice. À cette époque, comme le fait remarquer M. Polovtsof, la Russie n’avait pas encore d’artistes célèbres. Au XVe et au XVIe siècle, c’était par les mains de maîtres italiens, les Pietro Solario, les Aristote Fioraventi, les Friazin, les Aleviso, que s’étaient élevés les tours, les églises et les palais du Kremlin. Sous Pierre le Grand, qui avait appelé chez lui tant d’artisans étrangers, aucun artiste de renom. Sous les successeurs de Pierre, on avait eu des Italiens et des Allemands, — surtout des Allemands. A l’impératrice Elisabeth et à son favori Ivan Schouvalof revient encore l’honneur d’avoir secoué le joug des Niemtsi dans les beaux-arts comme dans la littérature et dans la politique. Le fondateur de l’université de Moscou fut également celui de l’académie des beaux-arts. Ces deux grandes institutions nationales étaient bien modestes à leur début; pas plus que l’université de Moscou ne pouvait rivaliser avec celles de l’Allemagne, l’académie de Saint-Pétersbourg ne pouvait se comparer à celle de Paris. Ici encore, c’est vers la France que se tournait la Russie émancipée par la révolution de 1741 ; c’est à notre Académie des Beaux-Arts que celle d’Elisabeth emprunta ses maîtres : Lorrain pour la peinture. Gilet pour la sculpture, Valois pour l’architecture, plus tard Devely et Lagrenée. Bientôt de brillans élèves se formèrent sous leur direction, et nous verrons Falconet révéler aux Russes eux-mêmes le mérite du peintre Lossenkof.

Les Schouvalof avaient été les favoris d’Elisabeth ; leur fortune