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pas exempt de cette joie malveillante des ennemis de l’artiste, écrivait le 15 septembre 1775 : «Falconet a manqué la fonte de la statue de Pierre Ier. Le métal s’est échappé et, quoique l’on en eût préparé 4,000 livres de plus, il n’y en a pas eu assez pour la tête du tsar, qui s’est trouvée nulle... Il y a eu plusieurs personnes blessées, et Falconet l’a été lui-même, légèrement à la vérité, mais il s’est trouvé mal quand il a vu le mauvais succès de son entreprise. » Remarquons que cette dépêche, est datée de Moscou et que l’ambassadeur ne savait que par ouï dire ce qui s’était passé à Saint-Pétersbourg. On en croira plutôt l’artiste lui-même, qui écrivait aussitôt à Catherine II : « Le succès de la fonte est constant dans mon atelier; mais dans la ville autant de langues, autant d’éditions : c’est l’usage. » Un ouvrier laissé par Ersmann s’était endormi; la fonte avait coulé et mis le feu à quelques bois, un ouvrier russe avait été blessé; le buste du cavalier seul était à refaire, et c’était un petit accident pour une fonte de 30 pieds de haut. En novembre 1777, Falconet avait pris sa revanche. « Je vous supplierai, madame, ajoutait-il, de vouloir bien jeter un coup d’œil sur mon ouvrage, et j’ose espérer que votre majesté ne refusera pas de voir dans mon atelier le produit de mes onze à douze années de travaux. »

Hélas! cette faveur lui fut refusée. Il semble que ses ennemis aient attendu que tout fût achevé pour couronner eux-mêmes leur vengeance en rendant Catherine II inflexible. Betski redoublait de mauvais procédés : il traînait en longueur le paiement des ouvriers employés par Falconet. Il allait publiant que la statue était trop chère. Trop chère! quand la statue de Louis XV avait coûté 5 millions de livres, celle de Frédéric V à Copenhague 3 millions! Or celle de Pierre le Grand ne revenait encore qu’à 2 millions, et la « grosse pierre » de M. Betski, à elle seule, entrait dans cette dépense pour 250,000 livres. Betski, pour mieux lui mettre la mort dans l’âme, répétait partout qu’il fallait refondre la statue.

Ainsi donc, dit avec émotion M. le sénateur Polovtsof, « après avoir peiné douze années, après avoir vaincu toutes les difficultés, après avoir accompli en perfection la tâche qui lui était confiée et doté la Russie d’une des plus remarquables productions de l’art moderne, Falconet n’eut pas même la consolation de faire voir son œuvre à l’impératrice ! » Croyait-on l’avoir payé avec les 200,000 livres dont il avait voulu se contenter? Cela, ce n’était qu’une indemnité; mais montrer lui-même ce bronze magnifique à la tsarine, faire tomber devant Catherine seconde les voiles qui couvraient Pierre premier, c’était la récompense. Elle lui fut ravie! L’histoire de Falconet en Russie a son côté tragique. Cette statue équestre, qui était son chef-d’œuvre, fut la dernière de ses œuvres. Il semble qu’il ait fait passer