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à peine à la conscience de leur tâche. Cependant il avait déjà donné son mot, il n’aurait pu se surpasser. Cet esprit fait d’éther et de flamme devait briser de bonne heure son enveloppe d’argile.

Il nous reste à envisager l’œuvre qu’il nous a laissée[1]. Cette œuvre porte le même cachet que sa vie et pourtant elle est autre, car elle forme un tout complet en soi. En y pénétrant, nous avons la même sensation que nous éprouverions, si, après avoir visité l’atelier d’un grand peintre du passé où l’on aurait conservé tous les instrumens de son travail, ses souvenirs intimes, son buste et les portraits de ceux qu’il a aimés, nous entrions subitement dans un temple de forme simple et sévère qui renfermerait ses chefs-d’œuvre. C’est toujours le même esprit qui nous parle et nous émeut sous ces voûtes tranquilles et sereines, mais dépouillé des accidens de la vie, débarrassé des liens de son temps et transporté dans une sphère supérieure où il se meut avec une liberté sans frein. Des scènes étranges se présentent à nous; de grandes fresques couvrent les murs, la frise et le plafond, des têtes inspirées en ressortent. Nous sommes dans un autre monde, et cependant c’est le nôtre, car les horizons qui se déroulent dans ces peintures entre quelques pilastres et quelques colonnes de marbre sont ceux de l’univers; les êtres inconnus qui nous regardent sans nous voir avec la lumière merveilleuse de leurs yeux appartiennent à la grande humanité. Telle est l’impression que nous donne l’œuvre de Shelley prise dans ce qu’elle a de plus parfait et embrassée dans son ensemble organique. Nous allons la parcourir. Je crois qu’elle serait capable de nous conforter dans un temps qui semble avoir perdu l’instinct et la tradition de l’idéal.

La théorie esthétique dominante de nos jours consiste à dire que l’art est le reflet d’une société, et l’artiste le fruit d’un milieu donné. Conformément à cette théorie matérialiste, l’artiste ou le poète d’aujourd’hui se croit obligé d’être le photographe ou l’écho des misères, des sottises et des caricatures du présent. Il n’est pas de niaiserie, pas de turpitude, qu’on ne s’ingénie à imiter et à encadrer dévotement; il n’est pas de champignon malsain ou vénéneux poussant sur les fanges de la civilisation, qui, soigneusement cueilli et disséqué à la loupe par ces graves anatomistes, ne leur procure un sourire de curiosité et de satisfaction. L’œuvre de Shelley nous fournit un enseignement absolument contraire aux théories

  1. Les éditions de Shelley se multiplient; celle que nous citons est la plus complète. Outre ses poèmes, elle renferme ses essais de morale, de littérature et de métaphysique, sa correspondance, ses nombreuses traductions avec quantité de préfaces et de notes intéressantes de sa femme. M. Buxton Forman est en train de donner une nouvelle édition des œuvres poétiques et apporte à la correction des leçons douteuses du texte un tact délicat et un soin scrupuleux.