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une légère brise secoue autour de nous, comme un bouquet de fleurs, les arômes subtils de la forêt; les cigales mêlent leur mélopée stridente aux carillons lointains des crapauds invisibles. On entend glisser et bruire autour de soi tout un monde d’insectes ; la vie déborde de toutes parts, et l’homme assiste, spectateur étonné, aux ébats d’une immense fête nocturne : c’est sous de tels cieux que devait naître le panthéisme, c’est d’un tel spectacle que devait sortir l’adoration des forces et des mystères de la nature.

30. — J’avais voulu d’abord pousser plus loin, gagner Lugbang et Tayabas ; mais à quoi bon explorer d’autres lieux moins beaux que celui-ci? Je préfère ne quitter qu’au dernier moment ce site enchanteur. Laissant mon compagnon d’hier se mettre en chasse, accompagné d’un Tagal qui sait lui montrer un oiseau à d’énormes distances, je vais flâner sur les bords du torrent, où notre aubergiste envoie puiser une excellente eau de montagne. De petites sentes conduisent au bord du ruisseau, encaissé entre deux hautes parois de verdure d’où les feuilles et les pétales de magnoliers volent en tournoyant dans les tourbillons. Il faut sauter de rocher en rocher pour en remonter le cours. Attiré par un bruit de voix, je tombe au milieu d’une bande de lavandières qui cessent, pour me regarder, de frotter leur linge contre des tiges fibreuses de savonnier, employées ici en guise de savon. Les femmes tagales ne sont généralement pas belles, mais vues ainsi en groupe, dans un cadre agreste et sauvage, au milieu de leurs simples occupations, elles forment un détail qui s’harmonise avec l’ensemble. D’autres femmes que celles-là jureraient avec le reste du paysage. Un peu plus haut, le torrent est dominé par un pont de pierre en ruine, aux culées couvertes de lianes, dont l’arche forme une sorte de berceau de verdure : l’ombre est si épaisse, la nappe d’eau si transparente... comment résister à la tentation de se plonger dans cette baignoire naturelle, disposée à souhait, comme les thermes de quelque voluptueux Romain? Comment s’arracher ensuite à l’enivrante fraîcheur de cette gorge pleine de murmures et de parfums?

Au retour, je rencontre mon chasseur escorté de deux carabineros rébarbatifs, qui viennent examiner son port d’armes, laissé par lui à la fonda, et en prennent soigneusement copie. Nous allons ensuite faire visite, ainsi qu’il est d’usage, aux moines franciscains, dont le couvent et l’église dominent le village; mais à midi ils ont commencé la sieste : nous y retournons à trois heures, elle n’est pas terminée; c’est ici, paraît-il, l’abbaye de Thélème. La vie monacale aux Philippines rappelle les jours sombres du moyen âge; l’ignorance, la paresse, l’égoïsme oppressif d’un clergé régulier plongé dans de grossières jouissances, font le sujet de tous les discours. Il est facile de deviner ce que de tels maîtres