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publique. Bien que formé à l’école du journalisme politique, il en répudiait comme écrivain les procédés et la forme, et lorsqu’il fonda le Herald, il adopta une manière à lui, qu’il appelait dans l’intimité le « genre français, » et qu’ont imitée depuis les journalistes américains. Avant lui, on copiait exactement les écrivains anglais. Les articles de fond, les editorials, s’étalaient amplement et lourdement en colonnes serrées, coupées par de rares alinéas, et se prolongeaient de numéro en numéro jusqu’à complet épuisement du sujet traité. Une érudition indigeste en faisait le fond, un style pompeux et solennel constituait la forme. Les argumens, longuement développés, se liaient les uns aux autres par des transitions pesamment amenées. Lus séparément, ces articles étaient inintelligibles, il fallait relire toute la série ou n’avoir pas oublié, en ouvrant son journal, ceux de la veille et des jours précédens. Ces longues et pénibles élucubrations étaient signées invariablement des noms de Honestus, Scœvola, Amérions, Publius, Scipio.

Bennett introduisit le premier dans la presse américaine l’article court, nerveux, précis, l’entrefilet, le paragraphe découpé en alinéas, le bulletin résumé des nouvelles du jour. Il abandonna le moule anglais emprunté à Addison, Junius, Swift, et conservé précieusement comme une tradition des grands maîtres. Cela lui était facile. Contrairement à ses rivaux, il n’avait ni thèse à développer, ni parti à soutenir, ni système politique à étayer laborieusement par des argumens. Il ne se préoccupait que des faits, il les donnait le plus souvent sans commentaire aucun, parfois avec un commentaire sobre et précis. « Je ne vous vois lire que le New-York Herald, » disait un de ses amis à un ministre anglais accrédité près du cabinet de Washington. « C’est le seul de vos journaux qui soit intelligible, » répondit-il. Et il avait raison alors.

Bennett portait, il y a peu d’années, sur notre presse française un jugement curieux : « Les journaux français, disait-il, sont très en retard quant au format, aux annonces et aux nouvelles étrangères ; mais ils ont au suprême degré l’art de la forme. Un journal en France qui saurait s’affranchir des partis politiques, se borner comme le mien à donner des nouvelles sur tout ce qui se passe dans le monde, et laisserait ses lecteurs tirer leurs propres conclusions, réussirait comme j’ai réussi. »

Où Bennett fut vraiment sans rival, ce fut dans le parti qu’il sut tirer de l’annonce. Avant lui les feuilles politiques, les seules qui existassent alors, consacraient à l’annonce la quatrième page, comme nos journaux. On la lisait à peine ; mal rédigée, maintenue sans changement, pendant des semaines et des mois dans le même cadre loué à l’année, souvent même à crédit, elle rapportait peu