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arche, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait atteint l’autre rive, le premier cavalier était déjà passé que les autres, échelonnés de distance en distance, montant, descendant, remontant, se dessinaient encore sur la surface ondulée du pont, comme ces figures qu’on voit éternellement paraître et disparaître au fond de ces anciens tableaux à mécanique qui faisaient les délices de nos grands-pères.

Le fleuve traversé, nous quittâmes la route pour entrer dans la montagne vers le sud-est. Un petit chemin rempli de pierres se dessinait en lacet au milieu des genêts dorés et des hautes bruyères disparaissant par place sous des buissons de chênes verts ou d’arbousiers. C’est un sentier à peine praticable pour un piéton ; nos chevaux le gravissent sans broncher : au-dessus de nous, à mesure que nous avançons, se dressent d’énormes rochers aux formes fantastiques, dentelés, troués à jour, escarpés, parsemés çà et là d’arbustes sauvages. Peu à peu le chemin s’encaisse, les chevaux pénètrent dans un charmant fourré d’églantiers, d’aubépines roses ; les arbres de Judée déjà flétris ont secoué leurs longs bras fleuris et couvert la terre d’une épaisse couche violette ; nous nous croirions égarés dans le dédale de quelque bois enchanté, si, par un brusque détour, le sentier ne nous ramenait pas sur le flanc de la montagne. Toute la route que nous avons parcourue s’étend à nos pieds : le Sélinus coule paisible au milieu de son lit de pierres pendant que, descendant pêle-mêle de l’autre rive, un troupeau de moutons s’échelonne le long de l’eau pour boire.

Ce spectacle nous faisait envie ; le soleil devenait brûlant, la chaleur accablante, et nous appelions depuis longtemps l’instant de la première étape quand nous arrivâmes à Mamouscha. Quelques cabanes en bois, abritées sous d’immenses platanes, près d’une source vive, en font la halte habituelle des caravanes et des bergers. Pendant que nos chevaux à peine essoufflés broutaient autour de nous l’herbe protégée par une ombre toujours épaisse, on nous servit une grande jatte de lait que nous dûmes partager avec deux jeunes Grecs qui s’étaient arrêtés comme nous dans leur voyage et qui parurent trouver tout simple cet intelligent procédé de notre hôte, qui devant l’affluence inaccoutumée des cliens transformait son maigre repas en déjeuner de table d’hôte. L’un des deux voyageurs était un soldat en congé qui regagnait Calavryta, l’autre un jeune berger de seize à dix-sept ans, encore imberbe, le teint bronzé, qui suivait la même route que nous et proposa de nous accompagner à pied. Sa physionomie nous avait déjà frappés ; sous son vêtement pittoresque qui découvrait son col, ses bras et ses jambes aux formes grêles, mais pures, il présentait le type exact de ces gracieux adolescens que les anciens excellaient à modeler et