Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et aussitôt, par une conception rapide et involontaire, il s’imagina que c’était le cheval placé derrière lui qui lui avait donné un coup de pied à la nuque. Ainsi une sensation réelle avait été l’origine d’une conception manifestement fausse : si la dose de hachich avait été plus forte, il n’est pas douteux que cette erreur eût continué ; mais M. X… n’était qu’au début, et l’idée délirante fut promptement rectifiée par le jugement, resté encore à peu près intact.

M. Moreau a beaucoup insisté sur la ressemblance qui existe entre ces illusions du hachich et le délire systématique des aliénés. Chez la plupart des fous, l’idée délirante a un point de départ réel, une sensation, une douleur, une impression venue du dehors ; les fous partent de là comme d’un principe pour concevoir, par une sorte d’induction, très logique dans la plupart de ses points, tout un système d’erreurs. Par exemple ils ont des nausées et des douleurs gastriques, ils concluent qu’on les a empoisonnés, qu’on veut les tuer, que de tous côtés s’agitent leurs ennemis, qui mélangent le poison à tous les alimens. Les meilleurs raisonnemens du monde échouent devant la fixité de ce délire, et il serait inutile d’en entreprendre la réfutation, car à chaque instant ils répètent qu’ils ont la preuve de ce qu’ils disent et qu’ils s’aperçoivent bien qu’on les empoisonne. C’est précisément ce qui se retrouve dans l’ivresse du hachich. Chaque sensation fait aussitôt naître une pensée folle, ou plutôt un millier de pensées folles. Il semble alors véritablement qu’un voile se déchire, et qu’il nous soit, par cette précieuse substance, accordé le don d’assister au travail même de l’intelligence. Cet enfantement mystérieux et silencieux qui à l’état normal produit nos pensées et nos jugemens n’a plus ni mystère ni silence : on voit comment tout se relie et tout s’enchaîne, on est témoin de l’éclosion de ses idées ; malheureusement on n’en est plus le maître, et on est forcé de les suivre dans leur course désordonnée. Aussi les trois états de rêve, de folie et d’intoxication par le hachich sont-ils tellement analogues qu’on ne peut établir entre eux de différence essentielle. Les impressions extérieures deviennent toutes-puissantes, et l’intelligence est soumise sans frein à l’excitation des sens. Il est très certain que dans l’état de veille les excitations extérieures transforment certaines idées et en éveillent d’autres ; mais nous n’en avons conscience qu’autant que nous y consentons : l’attention et la volonté couvrent d’un voile épais tout ce travail inconscient, et, au milieu de l’activité confuse des opérations intellectuelles, l’intelligence ne voit que ce qu’elle veut voir.

Ce qui distingue l’ivresse du hachich de celles de l’alcool et du chloroforme, c’est que la mémoire reste intacte. On se souvient avec une exactitude étonnante de tout ce qu’on a vu, fait et dit. Cependant, si la dose de poison est plus forte, la perte de mémoire est