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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/208

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Rien ne témoigne davantage de l’intelligence que possède M. Sardou des dispositions du spectateur que la transformation qu’il a fait subir au genre particulier de drame inventé par nos auteurs en vogue, M. Alexandre Dumas en tête. Les romantiques avaient découvert, à l’imitation de Shakspeare, que l’élément dramatique ne va jamais seul en ce monde, et ils lui avaient associé comme contraste l’élément comique ; aussi hardis et plus hardis même que leurs devanciers, bien que leur hardiesse n’ait pas été aussi remarquée, nos modernes, auteurs ont retourné la question et démontré que la comédie franche n’était pas dans la nature. C’est en cela que consiste avant tout la forte originalité du théâtre de M. Alexandre Dumas, dont toutes les pièces prises dans la réalité ordinaire et se présentant avec une physionomie de comédie dégénèrent rapidement en drames et se terminent en catastrophes.

Je ne puis dire que cette découverte de nos modernes auteurs soit fausse. Eh oui ! la comédie n’est pas dans la nature, car il n’est pas une seule de nos actions qui ne soit grosse de conséquences dramatiques, car il n’est pas un seul de nos défauts, pour ne rien dire de nos vices, qui ne soit toujours menaçant de quelque péripétie terrible, et nos plus amusantes folies sont pareilles à la gaîté de l’ivrogne dont les hallucinations plaisantes font rire aux éclats les spectateurs indifférons tout en faisant pleurer dans l’ombre ceux qu’il ruine et déshonore. Il n’est pas de rire qui ne soit précurseur ou générateur de larmes, et il n’est pas de conduite, si plaisante qu’elle soit, que le destin, dieu susceptible et hautain s’il en fut, ne prenne en mauvaise part et ne soit toujours prêt à relever comme un défi. Eh oui ! la comédie franche est une invention de l’art, rien que de l’art, et c’est précisément pour cela qu’elle est de si difficile exécution et qu’elle a tant de prise sur le spectateur. Il est si doux de rencontrer l’occasion de rire dans cette réalité qui ne nous donne que des sujets de pleurs, de nous moquer de l’avare qui nous affame, de déjouer l’hypocrite qui nous poignarde, de plaisanter de la coquette qui nous brise le cœur ; il est si bon de se persuader un instant que tous ces vices de l’âme peuvent tourner au jeu, et qu’ils ne sont qu’amusans, tandis que nous les estimions tragiques.

La comédie franche possède une autre prise sur le spectateur, c’est qu’elle est de tous les genres dramatiques celui qui répond le plus exactement à la nature du plaisir qu’on demande au théâtre. Un théâtre n’est après tout qu’un lieu de récréation où l’on vient chercher une illusion de quelques heures. Le spectateur, en y entrant, sait que ce qu’il va voir, n’est qu’un jeu, et il consent à l’illusion, pourvu qu’il n’en soit pas la dupe ; il veut être ému, il veut même qu’on lui arrache des larmes, pourvu qu’il ne soit jamais amené à oublier