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la parole du prince son fils obtenue, Hercule d’Este afficha des prétentions exorbitantes à l’endroit de la dot. On voulait bien vendre son honneur, mais à la condition de se le faire payer cher, usage encore fort à la mode de notre temps. Le Borgia, voyant à quel arabe il avait affaire, ne marchanda point : dot de cent mille écus d’or, suppression pour cinq ans des revenus que Ferrare doit au saint-siège, il se laisse tout imposer, et, tant de rançons n’épuisant pas sa magnificence, il se charge des joyaux et des parures de la mariée. Un jour, devant les ambassadeurs de Ferrare, il ouvre une cassette remplie de perles, y plonge ses bras jusques aux coudes et s’écrie dans son orgueil de père : « tout cela, c’est pour Lucrèce ! » tel est ce représentant de Jésus-Christ, un Soliman, un Orosmane. Rubens, s’il eût vécu de son temps, eût fait de lui la joie de sa palette, et nous l’aurions sous vingt aspects en mage d’Orient étoffé de toute sorte de caftans, verts, j aunes, écarlates, avec une tiare sur un turban !

Le 15 janvier 1502, Lucrèce quitte la ville éternelle, que jamais plus elle ne reverra, et prend le chemin de ses nouveaux états. Une longue file de cavaliers chamarrés de brocart d’or et d’argent l’accompagne ; parmi les cardinaux de ce cortège royal, les principaux sont des Borgia, et parmi les altesses paradent les jeunes ducs Ferdinand et Sigismond d’Este, frères d’Alfonse de Ferrare. Entre le cardinal Hippolyte d’Este et César Borgia voyage la brillante fiancée, ayant à sa gauche l’ambassadeur de Louis XII. N’était-ce pas le roi de France, protecteur de la maison d’Este et des Borgia, qui de sa main puissante conduisait la jeune épouse au palais de Ferrare ?


V

César sentait monter son étoile ; fortement établi en Romagne, il recherchait maintenant une alliance plus étroite avec la France, et de là aussi le succès lui venait. À ce politique du meurtre et de l’hypocrisie, tout réussissait, jusqu’à l’impitoyable régime de son gouvernement, habile à s’imposer par la terreur sur un sol naguère en proie aux discordes civiles et dont la population l’avait sans trop de peine adopté. Mais en même temps le tyran de la Romagne voyait chaque jour grossir le nombre de ses ennemis et se disait que seuls le nom et l’influence de la France pourraient le protéger contre les forces coalisées que soulevaient son ambition et sa trop rapide fortune. César n’avait point simplement à redouter les troupes de ses adversaires ; il soupçonnait, appréhendait sa propre armée. C’était pourtant une superbe armée que la sienne, nombreuse, bien équipée ; les plus vaillante capitaines de l’Italie servaient sous ses ordres, sans parler de la légion auxiliaire française