Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/285

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sac d’argent. La figure d’Alexandre VI évoque forcément devant vos yeux ce personnage de l’enfer dantesque :

O Simon mago, o miscri seguari
Che le coso di Dio, che di bontate
Denno esstre spose, voi rapaci
Per oro e per argento adulterate[1] !


Sa vie est une perpétuelle parodie de l’Évangile. « Tu ne tueras pas, tu ne commettras point l’adultère, tu ne porteras pas de faux témoignage, etc., » pas un précepte qui ne soit à chaque instant retourné comme on retourne un vêtement pour une mascarade. Je viens de citer l’évêque de Giotto, c’est l’antechrist de Luca Signorelli qu’il fallait dire. L’antechrist apparaissant aux hommes sous forme de la caricature du Christ, idée de génie bien digne d’un précurseur de Michel-Ange, et que le peintre de Cortone a transcrite sur les murs du dôme d’Orvieto ! — Au milieu d’une nombreuse assemblée se tient le Christ, — type et costume traditionnels, à ce point que votre illusion est d’abord complète ; — regardez de plus près, l’effroi vous gagne. Ces yeux ont la fascination du basilic, cette bouche tire de l’enfer son expression. Vous avez devant vous l’antechrist. Derrière le faux messie, Satan se dresse et familièrement lui parle à l’oreille. L’antechrist, la main posée sur sa poitrine avec un geste d’hypocrite mansuétude, semble dire : « Venez à moi, qui suis le sauveur. » A ses pieds, les trésors s’amoncellent, une foule immense l’environne, — riches marchands, grands seigneurs et peuple, — tous l’honorent, l’adorent. Un jeune moine, dont le visage indique une foi profonde en même temps qu’une parfaite stupidité, marmotte son oremus ; ses mains jointes et ses yeux pleins de confiance et de vénération se tournent béatement vers l’idole. Cependant apôtres et suborneurs vont et viennent ; une jeune nonne compte dans sa main l’argent qu’elle a reçu, un beau jeune homme tend la sienne. A côté, le meurtre et la violence : un moine, pour avoir refusé de vénérer l’infâme, gît par terre, la tête fendue en deux.

Je ne pense pas qu’on puisse mettre le doigt sur une plus saisissante allégorie de la vie d’Alexandre VI. Et pour que rien ne manque à cette apocalypse, où l’ Ancien-Testament, la satire de Juvénal et l’épopée dantesque se confondent, la figure qui juste sur le mur d’en face fait vis-à-vis à l’antechrist est le Christ de Fiesole, le vrai, celui dont le souffle disperse les sortilèges du démon et juge en dernier ressort les mauvais papes !

  1. Infern., XIX.