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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/439

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l’Espagne ; pourtant, amis ou ennemis, à 800 mètres de distance, je mets en fait que deux corps de troupes des deux nations auraient grand’peine à se reconnaître, et la chose mérite d’être relevée. Seule la coiffure est un peu différente : faite de cuir et de drap gris, plus légère que le schako, plus résistante que le képi, elle tient lieu de l’un et de l’autre. Quant aux chaussures, à tous les souliers réglementaires, l’Espagnol préfère de beaucoup les alpargatas, ces sandales à semelles de corde que tout le monde connaît, garnies au bout d’un morceau de toile et retenues par deux cordons qui s’attachent en se croisant autour de la cheville ; rien n’est commode, surtout pour marcher dans les montagnes et l’habitude aidant, comme cette chaussure légère, silencieuse, qui laisse le pied libre et le protège sans le blesser : avec elle, il semble qu’on aille naturellement plus vite. Pourtant elle communique à l’ensemble de la tenue je ne sais quel air de misère et de délabrement qui sied mal chez un soldat, et je me rappellerai toujours l’étonnement dont je fus saisi quand pour la première fois je vis dans Pampelune, à la porte des monumens publics et des casernes, les sentinelles monter ainsi la garde, les pieds nus. En outre, par un temps de pluie ou de neige, l’alpargata perd beaucoup de ses avantages ; mais un bon Castillan ne s’inquiète pas pour si peu, et s’il lui faut faire tout ou partie de l’étape avec ses sandales mouillées, il compte pour les sécher sur le soleil de l’après-midi ou le feu du prochain bivouac.

Comme force de résistance en effet, comme patience, comme énergie, le soldat espagnol n’a point son pareil dans aucune armée de l’Europe. Pourvu d’un grand fonds de gaîté et de philosophie, ce petit troupier, comme nous disons, el chico, comme on dit là-bas, supporte indifféremment les privations, l’absence de sommeil, la fatigue, la pluie, le chaud et le froid ; sobre au-delà de toute expression, d’une sobriété qui tient à la race et dont l’intendance militaire abusa trop souvent pour se permettre dans les distributions de vivres les retards les plus imprudens, capable par exemple de vivre un jour entier avec un oignon cru, une feuille de salade et une cigarette ; avec cela très discipliné, quoi qu’on en croie, tout disposé à obéir dès qu’il sent, au-dessus de lui une autorité ferme et juste qu’il peut respecter. Dans les circonstances graves, son courage est à toute épreuve, sa solidité inébranlable ; il a en lui du sang de ses anciens, de ces vaillans tercios, qui pendant plus d’un siècle, de Pavie à Rocroy, firent l’admiration et la terreur de l’Europe. Pourtant il n’apporte pas en face de l’ennemi ce mépris de la vie, cette témérité un peu fanfaronne qui semble pousser le soldat français vers un péril qu’il peut éviter et qu’on a définie assez justement : « le luxe coûteux du courage ; » en dépit de son