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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/452

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conduits par une femme, jeune encore ; on fait halte, on accroche des chaînes, et gravement, d’un pas mesuré, tendant le cou sous le soleil qui les brûle, mules et bœufs de compagnie commencent à gravir. La femme court nu-pieds autour des bêtes, les exhortant de l’aiguillon et de la voix. Nous cependant, malgré la chaleur, lassés de ce cahotement monotone, nous étions descendus de la voiture, et nous suivons la montée en causant. De quoi causer sinon de cette fatale guerre qui a laissé là-bas tant de douloureux souvenirs ? Je ne tardai pas à connaître les opinions de mes compagnons de voyage, qui du reste ne s’en cachaient pas, tous enragés carlistes, tous ayant fait leurs preuves, tous ayant souffert pour la sainte cause dans leurs biens ou leurs affections : une jeune femme à côté de moi, la figure charmante et douce, un petit enfant sur les bras, avait perdu son père au Monte-Jurra ; son mari et l’aïeul, un vétéran de l’ancienne guerre, faits prisonniers tous deux, avaient été envoyés à Cuba. Une autre avait conservé son père et son mari, mais une de ses tantes avait eu quatre fils tués devant Bilbao, dont deux le même jour, et ne gardait plus qu’une fille ; puis c’était un jeune prêtre, un missionnaire, aux yeux enfoncés, aux traits d’ascète, qui racontait comment son père avait été tué par surprise : tout en parlant, il serrait les poings, ah ! s’il s’était trouvé là ! Et pour le consoler, un ex-officier carliste, récemment revenu de France, lui déclarait que le triomphe du roi était plus proche que jamais. Un peu à l’écart, en dehors du groupe, marchait un homme de haute taille, citoyen de Vitoria et connu comme libéral ; cependant il portait un de ces bérets de forme particulière, à large bord, appelés fueristes, et dont beaucoup se servaient alors en manière de protestation contre les projets du gouvernement de Madrid. Comme peu à peu la conversation, poursuivant son cours, avait glissé sur la question des fueros : « Oui, oui, fit-il en se rapprochant, si l’on touche à nos libertés, la guerre va recommencer, et cette fois tout le monde s’en mêlera ! » On aurait vainement cherché entre des gens réunis par le hasard une conformité de sentimens et d’idées plus parfaite. Mais déjà le col de Zaitegui était franchi : on détache les bœufs tout suans, que leur conductrice ramène à l’étable, et nous remontons dans la voiture qui en moins d’une heure nous dépose à Izarra. C’est là que nous devons attendre auprès de la gare, stupidement incendiée par les carlistes comme toutes celles des lignes du nord, le train qui nous mènera à Orduña, la première ville de la province de Vizcaye.


L. LOUIS-LANDE.