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progrès, espérance, sentiment de la vérité et de la vie, idée d’une destinée à comprendre et d’un but divin à poursuivre, on dirait que ce sont là désormais des mots vides de sens pour le poète. Un lecteur sérieux ne saurait aller jusqu’au bout de ces deux volumes sans ressentir une impression de découragement ou plutôt un mouvement de révolte. Où sommes-nous ? dans quel monde ? quelles ténèbres ? Oh ! si ce n’était là qu’une inspiration de désespoir, on en serait trop heureux. Le désespoir est chose poétique, c’est le cri de l’âme troublée jusqu’en son principe même, et des profondeurs d’où sort ce cri on sent à quelles sublimités elle aspirait. Celui qui est capable de chanter le désespoir est capable aussi, et plus qu’un autre, de chanter un jour l’espérance et la foi ; l’impression désolante ici, c’est que l’auteur paraît à l’aise dans ces régions sans lumière. Il ne sait d’où vient l’humanité, il ne sait où elle va, peu lui importe. De nobles âmes, au commencement de ce siècle, ont allumé un flambeau qui bien des fois, éclairant leur marche, les a protégées contre elles-mêmes : lui, sans façon, en passant, il éteint la lueur protectrice et s’installe tranquillement en pleine obscurité. Ne dites plus, comme Michelet : « Avec le monde a commencé une guerre qui ne doit finir qu’avec le monde ; » ne dites plus, comme Edgar Quinet : « Captif dans les bornes du fini, l’infini s’agite pour en sortir ; » ne redites plus les doctrines que nous ont enseignées Cousin et Jouffroy, Chateaubriand et Lamartine, ce que tant d’autres ont répété, ce qui a soutenu tant de vaillans cœurs dans les épreuves de nos jours. Il n’y a plus de guerre à continuer, plus de voyage à terminer ; il n’y a plus ni voie à suivre, ni vérité à poursuivre. La légende des siècles, c’est la nuit des siècles.

M. Victor Hugo semble avoir senti lui-même cette impression désastreuse de son œuvre. Il a essayé d’expliquer à sa manière l’étrange chaos qu’il propose à la contemplation de ses lecteurs. La première pièce du premier volume est évidemment une préface justificative. Il a eu, dit-il, une vision, et de cette vision est sorti ce livre. Il n’est pas défendu à la critique de supposer que le poète, comme c’est son droit, arrange ici très poétiquement les choses, et que cette vision d’où le livre est sorti est simplement un remords littéraire, l’aveu d’un embarras dont on ne peut que le louer, le sentiment d’une inquiétude philosophique et morale qui lui fait grand honneur. Que cette pièce ait été composée à Guernesey il y a quelques années ou à Paris il y a quelques mois, cela ne fait rien à l’affaire ; l’enchaînement des idées est manifeste. Lancé à toute bride au milieu de ses imaginations chaotiques, le poète a jugé nécessaire d’expliquer pourquoi cette espèce d’épopée du genre humain présentait l’aspect d’un bouleversement effroyable. Il a com-