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été battus, et, ce qui est plus grave, dès leur premier revers ils avaient perdu la tête ; la défaite s’était tournée en déroute, la déroute en débandade.

L’Europe demeura stupéfaite; elle s’était accoutumée à considérer la Prusse comme l’état militaire par excellence, et elle ne se trompait point, s’il faut entendre par là un état dans lequel l’armés prend une part considérable au gouvernement. Les généraux prussiens avaient la haute main sur tout, ils exerçaient une foule de fonctions civiles, ils intervenaient dans toutes les affaires, jusque dans la perception des impôts, dans l’administration des cités et des bourgs. La paix leur offrait beaucoup de carrières lucratives et plus de moyens de faire fortune que la guerre; l’officier thésauriseur était la plaie de la Prusse, et l’officier qui thésaurise oublie bien vite son métier et avec son métier ces vertus professionnelles du soldat qui sont les plus belles de toutes. La monarchie du grand Frédéric était tombée dans les mains d’un mandarinat militaire, qui lui avait fait beaucoup de mal. Les mandarins s’occupent surtout de compter leurs boutons, d’en accroître le nombre, et de faire leur chemin ; ils sacrifient les grandes choses aux petites et s’imaginent, que c’est la pédanterie qui gagne les batailles; ils sont à cheval sur le règlement, ils multiplient les formalités et les écritures, et ils ne s’abstiennent pas toujours « de ces procédures obliques, de ces malignes subtilités que l’avarice a introduites dans les affaires. » En 1806, les mandarins contribuèrent plus que personne aux foudroyantes victoires de Napoléon ; ils furent les complices involontaires de son génie et du malheur de leur pays. Le soldat était brave et fît son devoir; mais la bravoure du soldat ne produit tous ses effets que lorsqu’elle est accompagnée de confiance dans ses chefs. Il avait démêlé tout de suite que ses chefs étaient incapables, que, dans la crainte de faire des fautes, ils avaient pris le parti de ne rien faire. Ils lui donnaient des ordres incohérens suivis de contre-ordres, ils le fatiguaient par des marches et des contre-marches, et d’avance il se sentait vaincu. Hegel avait vu tour à tour entrer à Iéna les Prussiens et les Français. Il n’était pas payé pour vouloir du bien aux Français, qui envahirent son logement. Il avait dû céder la place à ces hôtes indiscrets; emportant dans sa poche les derniers feuillets du manuscrit de la Phénoménologie, il avait cherché un asile chez des amis. A son retour, il trouva beaucoup de désordre dans son cabinet de travail ; ce qui l’affligea sensiblement, c’est qu’on lui avait enlevé son encrier et ses plumes. Il en demanda une à l’un de ses voisins, et ce fut avec cette plume empruntée que la veille de la bataille il écrivit à son ami Niethammer : « Comme moi, tout le monde ici fait des vœux pour le succès de l’armée française, et ces vœux seront sûrement exaucés, vu l’énorme supériorité de ses chefs et de ses soldats sur les soldats et les généraux prussiens. »