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de la campagne, j’ai cru deviner que les affaires iraient mal. On faisait venir tous les aides-de-camp les uns après les autres, on ne les écoutait qu’à moitié et on s’embrouillait dans les ordres qu’on leur donnait. Quelquefois on en rappelait un et on l’interrogeait de nouveau sans se souvenir qu’on l’avait déjà appelé et qu’il avait déjà répondu.

Hardenberg signale encore une maladie morale qui sévissait dans l’armée prussienne et qui n’a pas été étrangère à ses désastres. Au lieu de s’occuper de leur métier, les généraux avaient la manie, la fureur de faire de la politique, et c’est une question de savoir qui est le plus dangereux du général politiqueur ou du général thésauriseur. Le mal datait de loin. Dès 1794, on avait remarqué que « l’état-major prussien offrait l’aspect d’une petite république militaire, » où chacun réglait à sa façon et le plus souvent au gré de ses intérêts les affaires de la Prusse et de l’Europe. L’armée du Rhin faisait à la fois concurrence et opposition à la diplomatie de Frédéric-Guillaume II; elle avait décidé que tant que l’Angleterre suspendrait le paiement de ses subsides, la Prusse s’occuperait de conclure la paix avec la France à l’insu et sans l’agrément du roi; le quartier-général ouvrit des négociations secrètes avec la république, par l’entremise d’agens qui recevaient leurs instructions du feld-maréchal Mœllendorf et du général Kalckreuth. Hardenberg se plaignait que le feld-maréchal eût fait école; les politiqueurs pullulaient, et leur politique intéressée, aussi bavarde que pusillanime, énervait les volontés et les courages.

Le duc de Brunswick, dont les cheveux blancs étaient réservés à la plus cruelle épreuve, n’était pas exempt du travers pernicieux que Hardenberg dénonçait et déplorait. Il avait l’esprit courtisan et il aimait à politiquer. — Dis-moi ce que tu portes avec toi et je te dirai qui tu es, pourrait-on dire à un général, et il est certain que les bagages sont pour quelque chose dans la perte des batailles. Quand la garde russe quitta Saint-Pétersbourg pour aller rejoindre Benningsen, on réduisit chaque cornette à trois chevaux, et on décida que les officiers n’auraient qu’un chariot entre trois. Cela n’empêcha pas le comte Potocki d’emporter à sa suite 50 coqs d’Inde, 50 poulardes, 80 kilogrammes de bouillon en tablettes, un énorme flacon de vin de Bordeaux. Les dindes étaient vivantes, et on prétendit qu’elles s’étaient distinguées en criant aussi haut que les soldats : Vive l’empereur! Le duc de Brunswick n’avait pas de coqs d’Inde avec lui, mais il emmenait parmi ses bagages une actrice, un Genevois et un émigré français. L’actrice était Mlle Duquesnoy, le Genevois se nommait Gallatin; il se piquait de posséder tous les secrets des cabinets, et le duc le considérait comme son ministre des affaires étrangères. L’émigré français était M. de la Maisonfort, qu’il avait pris également à son service diplomatique, et, peu de jours avant la bataille, ce clairvoyant personnage disait en parlant du comte Haugwitz : « C’est