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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/804

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l’aspect est tout autre. Au sortir des affaires publiques, Jefferson s’est retiré, ainsi que l’avait fait Washington avant lui, dans une jolie habitation, construite à la française, au sommet d’une montagne, dans une situation admirable. Le hall, qui sert de vestibule, et les salles de réception sont pleins de souvenirs, d’objets d’art, de tableaux. On y remarque les portraits de Lafayette, en général de la république, et de Franklin, avec le costume original qui, non moins que son caractère, fit son succès à Versailles. La bibliothèque est bien garnie, bien classée, ce qui est plus rare. Jefferson, alors âgé de soixante-douze ans, vit entouré de ses enfans, en bon propriétaire campagnard, faisant chaque jour de longues courses à cheval, s’occupant avec intelligence de ses affaires personnelles et fort peu de la politique. En vérité, ces deux visites se complètent; celle-ci montre ce que les États-Unis étaient au moment de la déclaration d’indépendance, celle-là ce qu’ils allaient devenir au XIXe siècle.

On le voit, Ticknor apparaît déjà, dès cette première excursion au dehors de la famille, comme un observateur attentif et sagace, habile à saisir dans la physionomie des gens ce qui peint le mieux leur caractère. Ses portraits à la plume doivent être ressemblans, tant il y met de mouvement et de vie. L’occasion se présentera plus d’une fois par la suite d’en reproduire quelques-uns des plus frappans. En voici un de cette première partie de sa jeunesse qu’il serait dommage de passer sous silence; c’est celui de Jeffrey, l’éditeur de la Revue d’Edimbourg, qui s’était épris en Écosse d’une jeune Américaine, et qui, malgré les rigueurs de l’hiver, malgré la guerre, arrivait à New-York pour l’épouser au commencement de 1814. La société de Boston lui avait fait fête. Ticknor n’eut garde de manquer l’occasion d’entrer en relations avec l’un des littérateurs les plus en vue de l’époque.

« Imaginez que vous avez devant vous un petit homme, court et gros, avec la figure rouge, les yeux et les cheveux noirs... Il entre dans le salon d’un air satisfait, d’une allure légère et presque fantasque, au point que vous oubliez au premier coup d’œil la dignité et la sévérité de la Revue d’Edimbourg, et que vous vous le figurez frivole, vain, hautain. Il vous accoste librement et familièrement : vous vous sentez à l’aise, la conversation s’entame sans cérémonie; mais, je l’ai observé plus d’une fois, cela ne plaît guère à ceux qui ont la délicatesse et le décorum d’une société raffinée. M. Jeffrey a souvent soulevé contre lui des préjugés, même avant que l’on eût entendu le son de sa voix. On ne peut cependant rester longtemps avec lui sans comprendre son vrai caractère, car il entre dans la conversation, comme dans la chambre, avec assurance et vivacité. Qu’on mette en avant un sujet, n’importe lequel, il s’élance, et ce qui vous frappe tout d’abord, c’est sa prodigieuse facilité.