Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Un soir, en arrivant chez la duchesse de Duras, je vis un monsieur âgé adossé à la cheminée; il était vêtu d’une longue redingote grise boutonnée jusqu’au menton, sans autre signe distinctif que le ruban rouge de la Légion d’honneur qui orne tant de boutonnières dans la bonne société que personne n’y fait plus attention. Il avait une haute cravate blanche, cachant la partie inférieure du visage, et ses cheveux étaient rabattus, à force de poudre et de pommade, de façon à cacher le front et les tempes. En somme, il dissimulait sa figure autant que possible; ce que j’en vis n’attira guère mon attention. Il se tenait là, donnant des coups de pied dans le garde-feu. J’observai toutefois qu’il causait d’une façon très animée avec Mme de Duras, qui l’appelait « mon prince, » et que leur entretien, surtout du côté de la dame, quoique toujours de bon ton, était trop vif pour être tout à fait agréable. Je pris donc un livre et me donnai l’air de lire; mais j’écoutais. Ils discutaient une question politico-légale dont la société et les journaux s’occupaient beaucoup. Il s’agissait de savoir si, en vertu de l’article de la charte : « La religion catholique romaine est la religion de l’état, » les protestans pouvaient être obligés aux jours de cérémonies religieuses, en particulier lors des processions de la Fête-Dieu, de tendre leurs maisons ou de manifester d’autres signes extérieurs de respect. Les catholiques ardens prétendaient qu’ils y étaient tenus; les protestans le niaient, et la plus haute cour de justice leur avait donné raison. Mme de Duras était mécontente de cet arrêt; elle soutenait son opinion non sans éclat; le monsieur vêtu de gris lui répondait avec esprit, mais en homme qui ne veut pas discuter à fond. Enfin il me parut un peu piqué de quelques-unes des saillies de son interlocutrice et lui dit, à brûle-pourpoint, en changeant de ton : « Savez-vous, madame de Duras, qui a conseillé à .. (il nomma Beugnot, je crois) de mettre ces mots dans la charte? — Non, je n’en sais rien, répliqua-t-elle, mais ce sont d’excellens mots, d’où qu’ils viennent, — Eh bien! c’est moi. — Je suis enchantée, reprit-elle vivement avec un rire moqueur, que vous ayez si bien trouvé, et je vous en remercie. — Et savez-vous pourquoi j’ai conseillé de mettre cela? — Je l’ignore; mais je suis certaine que vous aviez de bonnes raisons pour faire une si bonne chose. — Bah! continua-t-il, j’ai conseillé de mettre ces mots, parce qu’ils ne signifient rien du tout. » Là-dessus Mme de Duras se fâche un peu; la conversation s’aigrit, si bien que, pour en sortir, elle se tourne vers Ticknor : « Vous n’avez pas d’ennuis de ce genre en Amérique ; vous n’avez pas de religion d’état. » Trop heureux de changer de sujet, le monsieur se met à parler des États-Unis. Il raconte qu’il a été à Philadelphie, du temps de Washington, puis à Boston, et il fait l’éloge de l’Amérique. Mme de Duras, l’interrompant, lui dit : « C’est là que je vous