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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/887

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qui se prolongent quelquefois jusqu’à trente jours sans discontinuer, tant que dure la provision d’eau-de-vie obtenue contre les produits de la chasse. Au Rio-Chubut, une colonie fut fondée en 1865 par 180 Anglais du pays de Galles : leur nombre s’est un peu augmenté; mais les produits de la colonie sont à peine suffisans pour la faire vivre. Au Rio-Santa-Cruz, une tentative faite par des Français sur un terrain de concession donné par le gouvernement argentin aboutit à une dépossession violente par ordre du gouvernement chilien et à l’abandon des travaux faits. Le territoire patagonien ne contient donc pas plus de 6,000 habitans répartis sur une surface de 20,000 lieues carrées, sur laquelle même ils ne trouvent pas à vivre; il se passera encore bien des siècles avant que l’on en puisse tenter avec profit la colonisation. Les dernières explorations auront du moins servi à démontrer que l’heure de cette conquête, qui doit étendre les domaines du pasteur de l’Atlantique aux Andes et des rives du Paraná à celles du détroit de Magellan, est encore fort éloignée; elles auront servi à mettre en lumière cette vérité, que là où vivent en nombre restreint les animaux les moins exigeans, où subsiste misérablement l’Indien presque nu et sans abri, il est inutile de chercher à remplacer par des colons européens, pour industrieux et résistans qu’ils soient, une race qui a acquis par une longue sélection les qualités nécessaires pour se maintenir dans ce milieu désolé. Jusqu’ici on n’a tenté autre chose que de faire pénétrer l’influence et les mœurs européennes par la destruction de la race préexistante. Puisqu’elle seule peut vivre dans ce milieu, l’intérêt bien entendu aussi bien que l’humanité ordonneraient de l’y laisser vivre, en mettant dans ses mains, et non dans d’autres, l’instrument de travail qui lui permettra de féconder le sol et de le préparer pour ses descendans régénérés; la nature elle-même se prêtera peu à peu avec moins de résistance à cette œuvre de civilisation sous l’influence du travail humain jusqu’ici inconnu dans ces régions. Toute tentative violente faite en dehors de ce chemin tracé entraînera la ruine de ceux qui s’y sacrifieront, sans avancer d’une heure la conquête des territoires pampéen et patagonien, qui, l’Indien disparu, resteront dépeuplés et ne seront pas conquis, faute d’offrir à la race blanche les conditions d’habitat qu’elle exige : mince profit, qui ne saurait excuser la destruction d’une race humaine qu’il serait injuste autant que nuisible d’arrêter dans l’accomplissement de sa destinée.


EMILE DAIREAUX.