Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/933

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malveillance des gens, et contre une forme qui le gêne et que souvent il désapprouve.

L’épreuve, cette fois, n’aura pas moins pris de dix ans, ce qu’a duré le siège de Troie. Tant de démarches, de brigues, et pour quel résultat, justes dieux, pour quel poème! A quelles extrémités nos musiciens en sont-ils réduits et de quoi se nourrissent les hommes de troupe, si les chefs de colonne se doivent contenter de pareils ragoûts! Qu’on imagine de vieux restes de Faust, de la Peau de chagrin et des Contes fantastiques, un arlequin de Goethe, de Balzac, d’Hoffmann, réchauffé, roussi et graillonné, une diablerie d’ombres chinoises avec le dénoûment de Victorine ou la Nuit porte conseil, servi au dessert en manière de pièce montée. Ce bienheureux dénoûment de Victorine, il a tant traîné, tant peiné sur les planches! Une action s’engage, se lie, file son nœud, puis, quand il s’agit de conclure, l’auteur vous dit ou vous chante ; C’était un rêve! Une gentille ouvrière, à la veille d’épouser un brave garçon d’ouvrier comme elle, se couche la tête pleine d’idées romanesques; tous les diables bleus, roses et verts de la fortune lui trottinent par la cervelle, le travail et sa servitude l’obsèdent; ce qu’elle veut, c’est vivre et ne plus lutter. Un jeune duc se présente, la nippe, l’installe : hôtel, bijoux, promenades au bois en calèche à huit ressorts; la noce dure ce qu’elle peut, puis le noble seigneur passe à d’autres distractions et se dérobe. La pauvre cigale de se sentir fort dépourvue, l’aigre bise commence à souffler, vient la misère; derrière elle, la honte, l’escroquerie, le suicide. À ce moment du drame, on frappe à la porte, la jolie fillette se réveille, secoue son mauvais rêve et n’a que le temps de s’habiller et de vile courir épouser Marcel, l’honnête ouvrier. Remplacez la femme par un homme, au lieu de Victorine la fleuriste, prenez l’étudiant Conrad, vous aurez le Timbre d’argent, car il est bien convenu qu’au théâtre on ne se donne plus désormais la peine d’inventer rien; c’est assez de retaper le vieux et d’en faire du neuf au moyen d’un certain clinquant fantasmagorique rapporté de l’étranger. Mesurons un peu le chemin parcouru depuis vingt-cinq ans dans cette seule province de la littérature où la musique dramatique puise sa vie. Tandis que Scribe et ceux de son école s’ingéniaient à créer des motifs, les librettistes d’à présent sont devenus de simples traducteurs à la journée.

Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n’imaginâmes.


Ces vers de Voltaire vous diront le secret des collaborations actuelles, où l’on se met à deux, à trois, pour travailler sur la pensée d’autrui. « Il travailla toute sa vie sur le vers français, » écrivait La Harpe, parlant de Boileau ; les auteurs en question usent leur vie à travailler sur Shakspeare, sur Goethe et sur Hoffmann, à mettre en opéras Faust, Hamlet, Roméo et Juliette, et les Contes fantastiques, et c’est