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Fort du légitime succès de ses Chants du soldat, M. Déroulède a cherché, pour la noble idée dont il a fait sans partage la préoccupation de son âme, un cadre plus vaste. Il a voulu pour elle cette contagion de l’enthousiasme qui naît et se propage si rapidement partout où les hommes assemblés forment cette chaîne électrique qui peut faire circuler instantanément la moindre étincelle échappée d’un cerveau d’orateur ou d’un cœur de poète, et il s’est adressé au théâtre. L’intention est excellente; nous permettra-t-il cependant de lui dire qu’à notre avis il s’est trompé dans son choix et que la forme qui convient par-dessus tout à la propagande patriotique qui est le but de ses efforts, c’est celle-là précisément à laquelle il a eu recours tout d’abord : la forme lyrique. Il y a des formes très différentes de patriotisme, et celui qui est ressenti par la très grande majorité des hommes en tout pays offre peu de ressemblance avec ce patriotisme réfléchi et austère, accepté comme mobile unique de conduite et règle fixe de la vie, qui est celui du grand politique et du grand chef d’état. Le premier de ces patriotismes, celui de tout le monde, est un sentiment de nature sublime, mais intermittent et de durée rapide; tout enthousiasme et tout élan, il vole et bondit plus volontiers qu’il ne marche; le dogmatisme le déconcerte ou l’alanguit, la controverse le mécontente ou le refroidit ; il lui faut des paroles ailées, et c’est pourquoi de courtes chansons qui se logent aisément dans le souvenir, qui se propagent en un instant de la bouche qui les récite à l’oreille qui les écoute, en présentent une plus fidèle image et en servent mieux les intérêts qu’une œuvre dramatique forcément alourdie de toutes les passions de la chair et du sang.

Le théâtre en effet vit de passions, et c’est pourquoi le patriotisme sous sa forme pure, le patriotisme sans alliage, se prête mal et s’est toujours mal prêté aux conditions de l’art dramatique. Quand il est porté à son plus haut degré, c’est, il est vrai, une passion d’une énergie sans égale; mais comme son premier triomphe est précisément de refouler et d’éteindre tous les autres sentimens, le théâtre s’en accommode difficilement. L’histoire est pleine d’épisodes où l’on voit le patriotisme arrivé à ce plus grand des triomphes; qu’est-ce que le théâtre a jamais fait cependant de ces épisodes en apparence si dramatiques? Le sujet de Junius Brutus n’a jamais produit rien qui vaille, et celui de Ga-ton n’a fourni qu’une tragédie assez froide à Addison. Le sujet même de Jeanne d’Arc, si attendrissant et si pathétique par le contraste qui s’établit naturellement entre la faiblesse de l’héroïne et la grandeur de l’œuvre accomplie, semblerait devoir faire exception, et cependant le seul poète qui en ait tiré un parti heureux a été obligé d’en souiller la pureté par cet alliage que le théâtre réclame impérieusement. La meilleure preuve que de tels sujets échappent au théâtre, c’est que jamais les maîtres véritables n’ont eu la fantaisie de s’en emparer, ce qu’ils auraient fait, croyez-le bien, si ce bon jugement qui est toujours inséparable