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explorant les bords du torrent de feu qui nous séparait d’eux. Bientôt ils nous firent signe de nous diriger vers le sommet du tertre, à l’endroit où la lave se divisant en deux décrivait à droite et à gauche la courbe qui nous encerclait. Là en effet le ravin était plus escarpé, le cours plus rapide et plus effrayant, mais aussi plus étroit. Nous ne pouvions correspondre que par signes, le ruissellement de la lave ne permettait pas à la voix d’arriver jusqu’à nous. Nos Kanaques ne perdaient pas un geste. L’instinct du salut réveillé en eux leur avait rendu toute leur vigueur. Sur un signe de Frank, l’un d’eux, le plus jeune et le plus alerte, grimpa avec agilité sur un pandanus énorme qui se dressait à quelques mètres du torrent. Il atteignit promptement les branches les plus élevées et attendit. Frank, debout sur l’autre rive, l’œil fixé sur lui, balançait lentement de son bras droit une fronde indigène. Peu à peu il la fit tournoyer et lui imprima un irrésistible élan. La pierre, lancée d’une main sûre, vint traverser comme une balle le sommet de l’arbre. Le Kanaque courba la tête, puis saisit une cordelette mince et souple attachée à la pierre. Un hurrah énergique se fit entendre de l’autre rive. Lentement, prudemment, notre Kanaque, aidé de ses compagnons, attira à lui cette corde et avec elle une autre plus grosse faite de fibre de haos, dont la force de résistance est incroyable. Les indigènes en fabriquent des lassos qui défient les efforts des taureaux sauvages. Cela fait, il la noua fortement à la plus grosse branche de l’arbre. De l’autre côté du ravin, nos sauveurs en faisaient autant, et bientôt la corde tendue relia notre île à la rive opposée. Nous vîmes ensuite un Kanaque fixer, sur l’ordre de Frank, une poulie sur cette corde, pendant que ses compagnons construisaient rapidement avec leurs hachettes et des branches d’arbre une sorte de siège grossier, assujetti à la poulie par des cordes. Frank voulait essayer de passer le premier, mais les instances de ses compagnons et son état de faiblesse le forcèrent à y renoncer. Le plus jeune se hasarda : nous suivions, haletans et le cœur serré, cette traversée périlleuse. La corde pliait sous son poids. Lorsqu’il fut à mi-chemin, elle décrivit une courbe effrayante. Il avançait péniblement, retardé par une seconde corde nouée autour de ses reins et qui nous semblait se dérouler avec une lenteur terrible. Un moment, il parut suffoqué par la chaleur du torrent qui coulait à quelques mètres au-dessous de lui, mais un effort énergique lui permit de s’élever, et bientôt il était hors de danger, au milieu de nous.

— Et Frank? fut le premier mot de Jane.

— Il est blessé, épuisé de fatigue et d’anxiété; mais ne craignez rien pour lui.

Bientôt la seconde corde fut fixée : on les raidit toutes deux, et le