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pour expliquer ce phénomène de toute une population en armes dont on ne parvient pas à faire une armée.

La garde nationale était très irritée, — et les meneurs avaient soin d’entretenir son irritation, — contre l’élément exclusivement militaire, auquel elle attribuait, d’une façon absolue, tous les désastres dont nous avions été frappés dans l’Alsace et dans les Ardennes. Elle n’avait donc aucune propension à se soumettre aux ordres qu’elle en pouvait recevoir ; elle se tenait systématiquement en défense contre leur capacité[1] et même contre leur patriotisme ; chez tous les généraux elle soupçonnait quelque arrière-pensée politique, et ne se souciait guère de s’associer à des projets qui du reste n’existaient que dans son imagination enfiévrée. Les hommes des bataillons de Paris qui échappaient à ces préoccupations, ceux qui, faisant abnégation de tout esprit de parti, ne voyaient que l’intérêt du pays, ceux qui croyaient que l’expérience militaire est indispensable pour commander des armées et même des régimens, étaient fort rares et appartenaient presque tous à une catégorie de monde dont la place n’est ni dans la rue, ni au cabaret. Ceux-là étaient sans action sur les foules, car ils ne s’y mêlaient guère, — sans influence sur les bataillons dont ils faisaient partie, car ils obéissaient passivement et ne discutaient jamais. Les généraux, les officiers supérieurs, qui auraient pu discipliner la garde nationale et en faire un élément de résistance respectable, n’avaient en elle aucune confiance. Ils en redoutaient le contact avec leurs soldats et étaient persuadés qu’elle ne ferait au feu qu’une très médiocre figure ; il faut dire le mot, tout pénible qu’il soit : ils la méprisaient et ne voyaient, dans les 400,000 hommes dont elle se composait, que 400,000 non-valeurs qui seraient exposées à un échec formidable, si on les engageait sérieusement. Ceci ressort avec une douloureuse lucidité des dépositions recueillies par la commission d’enquête ; tout ce qui a été dit à ce sujet peut se résumer par cette phrase, que je cite textuellement : « J’ai entendu dire souvent : Si on s’était servi pendant le siège de ces bataillons qui se battent si bien pendant l’insurrection, que de choses on aurait pu faire ! C’est une erreur ; ces bataillons ne se seraient pas battus, ils n’ont aucune espèce de patriotisme. Ils se sont battus, parce qu’ils s’imaginaient qu’ils pourraient être les maîtres et ne plus travailler ; mais, quant à se battre par patriotisme, ils refusaient, ils en étaient incapables[2] ! » — il se peut, et ce qui s’est passé

  1. La défiance contre l’armée régulière était telle, que dans la séance du 13 septembre, au conseil du gouvernement, M. Étienne Arago demande la construction de barricades, pour lesquelles il faut rompre avec toutes les routines du génie militaire.
  2. Enquête parlementaire sur le 18 mars, t. Il, déposition des témoins, p. 469.