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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/162

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au milieu de laquelle le prince s’avançait à ma rencontre. Il me reçut avec bonté, avec beaucoup de dignité, et, me faisant traverser la bibliothèque, il m’introduisit dans son cabinet, une autre grande pièce avec des livres de tous les côtés, des tables couvertes de papiers, des tableaux aux murs, des meubles massifs, le tout riche et confortable. Il me fit asseoir sur un fauteuil à côté d’une petite table, et s’assit lui-même de l’autre côté. Il fixa alors les yeux sur moi et les détourna à peine tant que je fus là. Il me demanda comment j’avais laissé M. de Humboldt; il me dit que M. de Humboldt parlait de moi comme d’un vieil ami, mais qu’il avait sans doute l’avantage sur moi sous ce rapport, car ils se connaissaient depuis trente-trois ans, et ma figure ne permettait pas de croire que je fusse dans ce cas. Il voulut savoir ensuite par quelle route j’étais venu à Vienne ; sur ma réponse que c’était par la voie de Prague, il fit ce dont on m’avait prévenu, il prit un sujet et disserta. Le sujet choisi par lui était la Bohême. Aucune partie de l’Europe n’avait gagné autant que la Bohême depuis vingt ans, etc.. Le prince de Metternich a maintenant soixante-trois ans; sa taille est un peu au-dessus de la moyenne ; il est bien conservé, assez vigoureux, non corpulent, avec une bonne figure tout à fait allemande, des yeux bleus peu expressifs et un beau nez romain. Ses cheveux sont presque blancs, son attitude est digne et imposante, surtout quand il marche, toujours affable. Sa conversation ne m’a laissé d’autre impression que celle d’un esprit bourré de faits, arrangés en ordre et prêts à servir. Son langage est clair et convenable; il s’exprime bien et d’une façon concise. »

Voilà la première impression. Ce que Ticknor entendait raconter ensuite dans la société des gens de lettres viennois qu’il fréquentait ne l’eût pas réconcilié avec le tout-puissant ministre. La censure existait alors en Autriche, anodine le plus souvent, sévère envers les écrivains qui attaquaient les personnages en place, arbitraire toujours. Par exemple, les hommes studieux, reconnus comme tels, obtenaient sans peine la permission d’introduire en Autriche pour leur usage personnel les livres qu’il était interdit au vulgaire de posséder. Le célèbre orientaliste von Hammer, qui occupait en ce temps de hautes fonctions à la chancellerie impériale, avait eu maille à partir avec cette institution. L’un de ses amis, le comte Auersperg, mort récemment, publiait, sous le pseudonyme d’Anastasius Grün, des poésies mises à l’index; il n’en vivait pas moins tranquille. Le blâme des censeurs signifiait que le prince de Metternich n’aimait pas ces poésies, et rien de plus.

Néanmoins Ticknor ne dédaigna pas de paraître aux soirées du premier ministre, à Schœnbrunn. La résidence impériale était alors très brillante, à cause de la présence du roi de Naples et de l’impératrice