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« Paine n’est pas un sot; mais si je faisais ce qu’il demande, j’aurais demain des milliers de bandits sur les bras et Londres serait en flammes ! » De là une suspension de l’habeas corpus et des mesures de rigueur qui valurent à l’Angleterre une terreur, mais en petit. Un extrait du journal que Godwin ne cessa de tenir jusqu’à la dernière semaine de sa vie marque bien les limites de la position qu’il prit dès le commencement tout en donnant la nuance de ses opinions politiques :

« C’était l’année de la révolution française. Un grand sentiment de liberté gonflait mon cœur et le faisait battre fort. Depuis neuf ans j’étais républicain en principe. J’avais lu avec satisfaction les ouvrages de Rousseau, d’Helvétius, ainsi que ceux des auteurs français les plus populaires, et je ne pouvais m’empêcher de concevoir les plus vives espérances d’une révolution qui avait eu de tels écrits pour précurseurs. Cependant j’étais loin d’approuver tout ce que j’avais vu même au début. Je n’ai jamais cessé de blâmer le gouvernement de la populace, la violence et les impulsions que se donnent les uns aux autres les hommes rassemblés en multitude. Les changemens politiques que je souhaitais ne devaient provenir que de la claire lumière de l’intelligence, des sentimens droits et généreux du cœur. »

Godwin est donc un philanthrope et un réformateur, mais c’est surtout un théoricien, et, bien qu’il ait vaillamment défendu ceux qui dans la pratique allaient plus loin que lui, il occupe une place à part dans le groupe des révolutionnaires anglais. Ceux-ci, de leur côté, en étaient bientôt venus à le regarder comme un prophète et comme un champion. On savait que, de plus en plus attiré par la politique, il préparait un traité destiné à ébranler les piliers de l’ordre social non moins que les voûtes du ciel, et l’on attendait avec impatience le grand œuvre qui vit le jour en 1793. Peut-être serait-il assez oiseux de s’étendre sur ce fameux écrit : quatre-vingts années ont singulièrement diminué les mérites de la Justice politique, et, pour en bien comprendre la portée, il faudrait d’abord désapprendre toute l’histoire de la pensée contemporaine et toutes les tentatives de réforme sociale que notre siècle a vu tenter. De ces théories qui paraissaient jeunes alors, de ces utopies où se heurtaient les idées les plus absurdes et les souhaits les plus généreux, une odeur de vétusté se dégage qui n’a rien d’attrayant. Un livre qui a marqué une époque dans la littérature politique du pays, qui a été l’objet des admirations les plus brûlantes comme des critiques les plus dures, un livre qui a fait des disciples et des conversions, ne peut pas être un ouvrage sans valeur; mais combien il est difficile à la distance où nous sommes d’en sentir la puissance et l’originalité!