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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/188

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de livres d’histoire, car leur mère était une femme prudente. Quant à lady Kingsborough, sa passion pour les animaux remplit les heures qui ne sont pas employées à la toilette... Tous les enfans ont été malades de mauvaises fièvres. Sa seigneurie leur a fait une visite de bienséance, et cependant leur état excitait ma compassion, et je m’efforçais de les distraire tandis qu’elle prodiguait à ses chiens les tendresses les plus gauches. Je crois encore entendre son bégaiement enfantin. Elle met du rouge; en un mot, c’est une belle dame sans imagination ni sensibilité. Vous allez vous dire que je ne suis pas sous l’influence de mon sentiment favori, la pitié; il n’en est pas toujours ainsi. Je sais faire la part des circonstances et je m’accommode aux choses : je parle de maris à trouver pour les dames — et pour les chiennes, et je me rends tout à fait divertissante. Et puis je me retire dans ma chambre, j’y construis des figures dans le feu, j’écoute lèvent ou je regarde les Gotties, cette belle chaîne de montagnes qui nous entoure, et de cette façon le temps se passe dans l’apathie ou dans la souffrance. Je me sens très malade et si découragée que mes larmes coulent par torrens sans que je m’en aperçoive. Je lutte avec moi-même, mais j’espère que mon père céleste aura pitié d’un pauvre roseau brisé, et compassion d’une malheureuse créature dont seul il connaît les chagrins. »

Trois quarts de siècle ont séché l’encre de ces lignes désolées sans en affaiblir l’accent, et depuis, que de mains à jamais inconnues ont tracé dans les larmes le même refrain désespéré ! Mary Wollstonecraft ne resta pas longtemps dans la famille du grand seigneur irlandais. Lady Kingsborough, jalouse de l’affection que lui témoignaient ses filles, renvoya l’institutrice, qui se trouva sans asile une seconde fois. L’éditeur Johnson vint encore à son aide. Il lui confia quelques ouvrages à traduire du français, et dans les intervalles de liberté que lui laissait cette besogne, elle écrivit son livre des Droits de la femme, qui lui fit tout d’un coup, dans ces jours de pur torysme, une célébrité voisine de celle que donnait le pilori. Ce n’était pas que le livre attaquât ni la religion, ni le mariage. L’auteur demandait seulement l’égalité d’éducation pour les deux sexes, protestait contre l’usage qui fait de la femme le jouet de l’homme, et professait que le bonheur conjugal dépend surtout du rapport des intelligences. Malheureusement ces thèses, fort soutenables en elles-mêmes, étaient développées avec une franchise d’expression qui paraît étonnante sous une plume féminine, et dont la seule excuse est dans la brutalité d’une époque qui appelait les choses par leur nom. En outre le volume, ce qui n’en faisait pas la moindre originalité, était dédié à Talleyrand et portait les marques de la phraséologie révolutionnaire. Il sentait trop la