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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/191

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logique puisse régler tous les mouvemens, mais un être soumis à l’empire des sentimens, et Godwin s’était aperçu qu’en ne faisant aucune part aux affections dans son système de philosophie sociale, il avait bâti dans l’espace un monde chimérique. Peut-être faut-il attribuer à ce changement de point de vue, non moins qu’à la difficulté d’élever deux jeunes enfans, le désir de se remarier qu’il laissa percer bientôt.

Il y avait alors à Bath deux sœurs qui, dans des circonstances assez bizarres, s’étaient fait un nom littéraire. Fille d’un acteur, miss Sophia Lee, l’aînée, avait eu, à l’âge de trente ans, la bonne fortune de faire représenter sur le théâtre de Haymarket une comédie fort goûtée, et l’ingénieuse idée d’ouvrir avec les profits de sa pièce une pension de demoiselles. Il faut croire que la société de Bath ne montra point de prévention contre cette alliance extraordinaire de l’éducation et de l’art dramatique, car le pensionnat devint très prospère, et miss Sophia Lee, faisant un pas de plus, aux triomphes de la comédie ajouta bientôt ceux de la muse tragique. Sa sœur, miss Harriet Lee, ne devait pas rester en arrière. Elle s’était tournée vers le roman et, soutenue au début par la collaboration de son aînée, elle avait fait paraître, sous le titre de Contes de Cantorbery, une suite de nouvelles qui gardent leur place dans la littérature romanesque de l’Angleterre. Godwin étant venu à Bath au printemps de 1798, y fit la connaissance des deux sœurs et se résolut aussitôt de demander la main de la cadette.

Il ne l’avait vue que quatre fois en tout; il ne s’en crut pas moins autorisé, dès qu’il eut quitté Bath, à lui écrire une lettre que miss Harriet Lee, quelque force d’imagination qu’on lui suppose, dut trouver un peu surprenante de la part d’un homme qu’elle avait à peine entrevu et qui comptait moins d’une année de veuvage. En tout cas, elle la laissa sans réponse. Godwin revint à la charge; il avait affaire à forte partie. Miss Harriet Lee, sans se laisser toucher par le ton de sa missive, prit un crayon, souligna les passages importans, et, en personne méthodique, transcrivit sur la marge le résumé de ses critiques pénétrantes. Le style de Godwin lui avait paru « trahir une vanité désappointée par la rareté des hommages qu’elle avait reçus, plutôt que le découragement. » Le correspondant de miss Lee rentra plus tard en possession de la correspondance; il retrouva la lettre avec les annotations marginales dont elle avait été ornée, et put ainsi se convaincre qu’on l’avait compris, ce qui est toujours une satisfaction. Pour le moment, on lui fit seulement savoir par un billet cérémonieux que sa visite serait bien accueillie. En principe, miss Lee n’avait pas d’objections contre le mariage, mais elle craignait l’opinion du monde et surtout celle de sa sœur; on voit que, pour écrire des romans, elle n’en était pas beaucoup