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Pour parler de façon moins poétique, un matin du mois de juillet 1814, Mary Godwin, accompagnée de Jane Clairmont, abandonna la maison paternelle pour suivre Shelley. Les trois coupables gagnèrent Douvres en poste et passèrent le détroit dans un bateau de pêche, au milieu d’une tempête. L’irritation de Godwin fut, parait-il, extrême. Ses idées en matière de mariage n’étaient plus les mêmes qu’autrefois, et il s’agissait de sa fille. S’il ne poursuivit pas les fugitifs, c’est peut-être qu’il se doutait que le séducteur pourrait lui répondre qu’il n’avait fait qu’appliquer, pour le plus grand bien de l’humanité, les principes jadis posés par le philosophe. Aussi préféra-t-il envoyer sa femme à sa place. La substitution n’était pas heureuse, car Mme Godwin n’avait aucune influence sur sa belle-fille, qu’elle n’aimait pas. Elle n’obtint même pas que sa propre fille, Jane Clairmont, retournât avec elle, et la « grosse dame, » c’est le nom que Shelley lui donne dans son journal avec une liberté d’esprit tout à fait remarquable, s’en revint seule à Londres. Les deux amoureux et miss Clairmont partirent pour Paris, y achetèrent un âne et, se servant tour à tour de cette humble monture, ils gagnèrent Genève. Dans le récit intéressant qu’il a laissé de ce voyage, le poète raconte qu’il visita, la Nouvelle Héloïse à la main, les lieux charmans célébrés par Jean-Jacques. C’était perfectionner les théories de la Justice politique et mettre sur la froide prose du réformateur le vernis de poésie et d’éloquence qui lui manquait. On peut admirer beaucoup l’auteur de l’Epipsychidion, mais quand on songe qu’il était père de famille et que Mary Godwin n’avait pas dix-sept ans, il devient bien difficile de trouver dans sa conduite les circonstances atténuantes que l’on est convenu d’accorder au génie. Godwin ne fut pas implacable ; quand le voyage sentimental eut pris fin, il revit sa fille et Shelley. Quelque temps après, celui-ci se trouva libre : sa femme, miss Westbrook, s’était donné la mort en se jetant dans la Serpentine. Les apologistes du poète ont toujours prétendu que ce fut pour des raisons particulières, et que le chagrin de se voir abandonnée fut étranger à ce suicide. Ils ajoutent que personne plus que Shelley ne déplora ce hasard qui lui permettait d’épouser Mary Godwin. La preuve cependant n’a pas paru suffisante à tout le monde, et bien des gens ont nommé remords la douleur de ce singulier époux.

Un mois auparavant, Godwin avait enregistré dans son journal un autre événement tragique. Fanny Godwin, fille d’Imlay, était une aimable personne. Elle avait le mérite inappréciable de voir le bon côté des choses dans une maison où tout allait de travers et dont la maîtresse ne rendait pas la vie facile à ceux qui en faisaient partie. Spirituelle, intelligente et vive, elle rappelait sa mère Mary