Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les droits des Mirdites et des Crétois, de Samos ou du Liban, vont être à la merci d’un parlement centraliste et d’une majorité musulmane. La constitution sera pour la Porte un instrument d’unification et de nivellement qui, en passant et repassant sur toute la surface de l’empire, y renversera toutes les barrières et effacera jusqu’aux derniers vestiges de l’autonomie régionale. Les chrétiens mis par les traités internationaux ou les firmans de la Porte en possession de droits particuliers ont pressenti le danger et se sont émus. Ils ont compris que la Porte se pouvait appuyer sur son parlement pour leur enlever leurs privilèges, de même qu’elle s’appuie sur ses chambres novices pour résister aux demandes de l’Europe. L’inquiétude s’est répandue parmi les raïas, jusqu’ici les mieux protégés contre l’arbitraire musulman. En plusieurs provinces, les chrétiens n’ont point voulu prendre part aux élections, et les raïas chargés pour la forme de les représenter ont été désignés par les seuls musulmans. Les Grecs de Crète ont refusé d’envoyer des députés à Constantinople avant que le nouveau parlement n’ait solennellement reconnu leurs privilèges. En Albanie, les Mirdites, la plus puissante des tribus catholiques de la montagne, sont déjà en lutte ouverte avec la Porte. C’est qu’en effet pour une minorité nationale ou religieuse il n’y a point de plus dangereux engin de persécution et de nivellement qu’un parlement et une majorité hostile.

Son peu de confiance dans la constitution turque n’est pas le seul mobile qui pousse la Russie à passer le Danube», elle a, pour refuser à la Porte tous nouveaux délais, des raisons personnelles et pressantes. La première, c’est que voici plus d’un an que la Russie attend les résolutions de la Porte et que depuis des mois elle les attend l’épée à la main avec ses troupes sur le pied de guerre, incertaine du lendemain que lui réservent les résolutions du divan. Pendant que les diplomates turcs discutaient les notes de l’Occident, l’armée russe, campée dans les plaines marécageuses du Dniester et du Pruth, restait inutilement exposée à toutes les maladies qui accompagnent les grandes concentrations d’hommes ; le commerce russe était interrompu, le papier-monnaie perdait 30 pour 100, et les faillites financières jonchaient déjà le sol de Pétersbourg et de Moscou de nombreux débris. Un peuple encore tout asiatique comme les Turcs, sans industrie et sans commerce, un gouvernement en pleine banqueroute, qui n’a plus de crédit et plus de souci de ses créanciers, peut à la rigueur prolonger indéfiniment une situation qui a presque tous les inconvéniens de la guerre sans avoir les mêmes chances de ramener la paix. Un état moderne, un état civilisé ne saurait demeurer longtemps dans cette énervante incertitude, arrêté au seuil de la guerre, sans le franchir.

La longue inaction de la Russie, mal comprise ou mal interprétée