Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sécurité pour elle, et, s’il veut être juste, il doit lui dire comme Argan à sa fille : « Je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel. »

L’Europe ne tarda pas à se désabuser ; elle apprit bientôt que la démission de M. de Bismarck n’avait point été acceptée, que sa retraite définitive s’était changée en un congé, et bientôt après que ce congé n’en était pas un, que le chancelier se proposait seulement de changer d’air, qu’en son absence il se déchargerait du détail des affaires courantes sur le secrétaire d’état, M. de Bulow, et sur le président de la chancellerie, M. Hoffmann, mais que ces deux personnages ne seraient que ses représentans, ses mandataires, prenant ses ordres, recevant ses instructions, et qu’il garderait la haute main sur tout, la responsabilité et le contre-seing. Ce qui vient de se passer n’est qu’un nouvel accès, plus grave que les autres, de ce mal intermittent, de cette maladie périodique que les Allemands appellent die Reichskonzlerkrisis, la crise du chancelier de l’empire ; mais cette crise a tourné tout autrement qu’on ne le pensait, même en Allemagne; M. de Bismarck en est sorti triomphant. Il avait éprouvé quelques contrariétés, quelques mécomptes, il avait cru démêler chez quelques-uns de ses agens des velléités de résistance, il craignait que certaines réformes auxquelles il attache une grande importance ne rencontrassent une opposition inquiétante parmi ses collègues du ministère prussien ou dans le sein du Reichstag. Il a mis à tout le monde le marché à la main. On lui attribue ce mot : — « Je suis curieux de savoir ce qu’ils feront sans moi. » Il savait d’avance qu’on n’essaierait pas de rien faire sans lui, et l’événement a justifié sa confiance. On l’a jugé indispensable ; il a fait ses conditions, elles ont été acceptées et par le souverain et par les partis. Aujourd’hui tout le monde est à sa discrétion, et on peut affirmer que jamais sa situation n’avait été aussi forte qu’aujourd’hui. Il jouait quitte ou double, il a gagné la partie. Ce doit être pour son orgueil une vive satisfaction, et il serait heureux, s’il pouvait l’être. Hélas! il se plaît à répéter qu’il est le plus malheureux des hommes. Plus d’un chancelier lui envierait son malheur ; mais il en est des grands politiques comme des grands artistes, ils sont agités d’une éternelle inquiétude qui fait leur supplice. M. de Bismarck n’a pas été mis au monde pour être heureux, ce n’est point sa vocation, et il doit s’en consoler en méditant cette sentence d’un philosophe : — « Il y a heureusement dans ce monde autre chose que le bonheur. »

Un politique d’outre-Rhin nous disait, il y a quelques années : « La constitution de la confédération de l’Allemagne du nord a été faite par un homme et pour un homme ; il en résulte que toutes les fois que cet homme a un accès de fièvre, ou qu’il a mal dormi, ou qu’il n’a pas dormi du tout, il y a crise dans les affaires de l’état. » L’empire allemand a emprunté sa constitution à la confédération de l’Allemagne du nord, et ce qui était vrai il y a sept ans l’est encore aujourd’hui. L’homme