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accusé par les uns d’être un mauvais Allemand, par les autres d’être un mauvais Prussien, et on assure qu’il est difficile d’être à la fois Prussien et autre chose.

Ajoutez à la responsabilité écrasante qui pèse sur cet homme extraordinaire la nécessité où il se trouve de rendre compte de tout ce qu’il veut et de tout ce qu’il fait. Grâce à lui, l’empire allemand n’est pas entré en possession du véritable régime parlementaire; mais on vit à Berlin sous le régime de l’universelle discussion, et tant qu’il habite cette ville terrible dont le séjour lui devient odieux, M. de Bismarck doit passer sa vie à discuter. Il ne discute pas seulement avec son souverain pour obtenir de lui le renvoi de tel fonctionnaire qui manque de souplesse, il discute avec ses collègues dans le ministère prussien pour leur démontrer que ses projets de loi ne sont pas contraires aux intérêts de la Prusse, il discute avec les plénipotentiaires du conseil fédéral pour leur prouver que sa politique n’attente pas à l’indépendance des petits états, il discute avec les députés du Reichstag pour les gagner à ses vues d’économie sociale, pour combattre les préjugés de celui-ci, pour calmer les impatiences de celui-là. C’est un pénible et humiliant travail pour cette raison superbe que d’avoir à s’expliquer avec des raisons subalternes, que de se dépenser en paroles pour convertir à ses idées ceux qui ne comprennent pas et ceux qui ne veulent pas comprendre. A mesure que grandissent l’orgueil et le mépris des hommes, s’accroissent aussi l’horreur de parler et l’impatience fiévreuse causée à des nerfs orageux par le bourdonnement d’une mouche. Cet homme de haute taille est condamné chaque jour à se plier en deux pour pénétrer dans des portes basses-, il en a comme une courbature d’esprit, et il lui prend par intervalles des fureurs de briser tous les linteaux et de démolir toutes les portes. C’est à quoi pense le lion en se réveillant à midi. On a dit que M. de Bismarck était une figure unique dans l’histoire; c’est que sa situation est unique. Il s’est trompé d’heure, il aurait dû venir au monde avant l’invention des parlemens. Qu’on se représente les souffrances d’un génie césarien, ne pour commander et réduit à l’ingrat labeur de convaincre.

Sa tâche serait plus aisée s’il avait une meilleure assiette parlementaire, s’il était parvenu à grouper autour de lui une majorité cohérente, compacte, dévouée à ses projets, et qui s’abstînt de lui marchander son concours. La majorité sur laquelle il s’appuie est indisciplinée, elle le discute et le marchande. M. de Bismarck est un solitaire, la solitude est son élément; la postérité le verra de préférence sous les traits de l’ermite de Varzin, causant avec ses gardes-chasse, avec ses chevaux, et ne communiquant avec le reste de la terre que par un fil télégraphique. Il a dans le tempérament une sorte de sauvagerie romantique, pour qui c’est un plaisir de dompter un coursier fougueux et un mortel ennui de mettre à la raison M. Lasker; mais la principale cause de son isolement