Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
231
REVUE. — CHRONIQUE.

que les Russes ont, eux aussi, une responsabilité des plus graves et au dernier moment décisive. La Russie a tout compromis en laissant voir à chaque pas dans ces longues négociations, depuis le mémorandum de Berlin, une pensée de menace, l’impatience d’une victoire en Orient. Pour une puissance qui aurait voulu la paix, rien que la paix, elle a trop laissé chez elle les passions nationales s’enflammer pour toutes ces redoutables questions de races, de religion, qui finissent par dominer les résolutions des gouvernemens. Elle a compliqué la situation d’un élément plus délicat encore, le point d’honneur, la susceptibilité d’orgueil militaire, le jour où elle a réuni une nombreuse et vaillante armée en lui montrant un but prochain, en échauffant son dévoûment par des discours comme celui de Moscou. Elle s’est placée dans des conditions où la retraite était difficile, nous en convenons, et lorsqu’enfin, emportée par la logique, elle a cru devoir accompagner le protocole de Londres d’une déclaration qui était un défi, elle n’a pas vu qu’en fermant la dernière issue de conciliation elle restait avec l’initiative du plus périlleux des conflits. Elle n’a pas pris garde qu’elle justifiait la Turquie dans ses résistances en lui donnant le droit de dire que toutes les propositions de réformes n’étaient que le déguisement d’une longue préméditation de guerre.

La Russie est aujourd’hui en marche. Elle peut sans aucun doute expliquer sa résolution suprême par toute sorte de raisons dont le manifeste de l’empereur Alexandre et la circulaire du prince Gortchakof sont l’expression officielle. C’est le programme de la guerre selon la politique de Saint-Pétersbourg. En réalité, sur quoi se fonde la Russie? Elle ne peut évidemment invoquer les traités qui auraient été violés, dont elle irait défendre l’autorité. Le traité de Paris, qui est la dernière transaction réglant les rapports des puissances avec l’Orient, est pour le moment, à ce qu’il nous semble, la moindre de ses préoccupations. C’est elle justement qui méconnaît ce traité dans ses dispositions essentielles, notamment dans celle qui donne pour limite à l’intervention diplomatique et au contrôle de l’Europe la souveraineté indépendante du sultan, l’intégrité des droits de la Porte. Elle intervient par les armes dans les affaires intérieures de l’empire ottoman, et, par une bizarrerie de plus, elle a laissé au divan la ressource de faire un inutile appel à un article aussi prévoyant qu’inefficace. Cet article est celui qui, en cas de dissentiment entre la Sublime-Porte et l’une des puissances, fait une obligation, « avant de recourir à l’emploi de la force, » de mettre « les autres parties contractantes en mesure de prévenir cette extrémité par leur action médiatrice. » C’est le cabinet de Saint-Pétersbourg qui s’affranchit des traités, c’est la Porte qui les invoque. La Russie ne peut, d’un autre côté, alléguer des griefs personnels. Elle n’a ni des injures particulières à venger ni des réparations à demander pour des sévices