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une existence indépendante; chacune a son histoire, ses traditions; beaucoup ont leur langue, toutes ont leur patriotisme local. Aussi l’Espagne semble-t-elle menacée, aux jours de révolution, de se désagréger et de se briser en une série de petits Portugal. Près de quatre siècles d’union matérielle sous une même royauté n’ont pu redresser ce penchant naturel à l’isolement, au fédéralisme, au cantonalisme; à chaque révolution, on le voit reparaître sous les étendards les plus divers, sous la bannière fleurdelisée des carlistes basques comme sous le drapeau rouge des anarchistes de Carthagène ou du Ferrol. Dès que le nœud monarchique est rompu, toutes ces provinces, réunies et maintenues en faisceau par la royauté, tendent à se séparer, chaque région et chaque cité prétendant s’autoriser de l’autonomie démocratique et de l’individualisme républicain pour s’affranchir du pouvoir central. En Espagne, la république incline spontanément au fédéralisme, elle rencontre ainsi sur son chemin une pierre d’achoppement de plus. Ayant plus de mal à éviter l’anarchie et à préserver l’unité nationale, une république espagnole est plus vite menacée d’une réaction.

La plaie la plus apparente de l’Espagne moderne, la plaie toujours ouverte des pronunciamientos militaires, n’est pas sans relation avec le double isolement intérieur et extérieur de la Péninsule. Dans un pays si bien délimité et si tranquille du côté de ses voisins, l’armée semble depuis un demi-siècle n’avoir plus pour fonction de protéger la nation contre les ennemis du dehors. Tout son rôle se borne à maintenir l’ordre intérieur avec l’unité nationale, elle n’est qu’une grande et nombreuse gendarmerie, et quand elle veut être autre chose, l’armée devient une carrière politique. Tout son rôle est de prêter main-forte aux gouvernemens et au besoin de les renverser, d’étouffer les insurrections et à l’occasion d’en provoquer. Instrumens de la politique, les chefs militaires se sont mis à en faire pour leur compte. Pour l’armée comme pour le pays, la sécurité extérieure de l’Espagne a été un principe d’indiscipline et de discorde. Tranquille du côté de la frontière, l’armée comme la nation redoute moins des aventures où ses chefs ont beaucoup à gagner et où la patrie semble avoir peu à perdre. Avec de telles habitudes, une république, où la première place est toujours à prendre, offre de singulières chances d’anarchie. Tant que les mœurs y autoriseront les pronunciamientos, l’Espagne ne pourra s’établir en république sans risquer de tomber au rang de ses filles de l’Amérique du Sud, dont la guerre civile et les coups d’état semblent pour longtemps le régime normal.

Bien d’autres causes contribuent à rendre l’établissement du régime démocratique plus malaisé encore en Espagne qu’en France. C’est d’abord l’ignorance opaque du peuple, qui des formes politiques