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conservé jusqu’à la suppression des biens de mainmorte de vastes communaux que les lois de désamortissement leur ont fait vendre souvent à vil prix, et dont à chaque révolution le paysan dépouillé revendique à coups de fusil la possession. Là, en Andalousie par exemple, les grands domaines sont demeurés assujettis par la coutume à des droits de pâture, dont les propriétaires, aidés par la législation, cherchent à s’affranchir, et qu’à chaque occasion le peuple des campagnes prétend faire revivre. La révolution en Espagne se complique ainsi parfois d’une sorte de question agraire; les paysans des campagnes, pleins des souvenirs d’un passé encore récent, renversent les barrières, arrachent les clôtures. En voulant restaurer des droits prescrits et d’anciennes coutumes, le villageois se rencontre dans ses revendications comme dans ses violences avec l’ouvrier des villes, contempteur des droits acquis et apôtre des chimères de l’avenir. Une forme nouvelle de gouvernement, dont le nom sonne d’une manière étrange aux oreilles d’un peuple ignorant et qui se présente à lui comme une ère de réparation universelle, apporte ainsi au fond des campagnes des fermens de trouble qui remuent jusqu’aux entrailles de la nation.

Avec tant de causes de malaise, l’on ne peut s’étonner des tristes et brefs destins de la république espagnole : ainsi faite, c’eût été miracle si elle eût vécu. Par sa configuration géographique comme par le caractère de ses habitans, par ses traditions politiques comme par sa situation économique, l’Espagne, en renversant le trône, était plus particulièrement exposée aux désordres et aux luttes civiles. Son isolement de l’étranger et ses mœurs nationales ont beau y rendre l’anarchie moins funeste et moins intolérable qu’en France, la vieille monarchie catholique est déjà un état trop moderne, trop peuplé, trop pénétré de notre civilisation pour que l’anarchie y puisse durer indéfiniment. Sur le sol de la vieille Europe, la république ne saurait vivre qu’en cessant d’être révolutionnaire, et en Espagne il lui est encore plus malaisé qu’ailleurs de sortir des révolutions qui lui donnent le jour.

La courte république espagnole, si brusquement interrompue par un double pronunciamiento militaire, est riche en leçons pour les peuples qui essaient de la même forme de gouvernement. Son histoire, si finement contée ici de son vivant[1], offre une sorte de comédie de cape et d’épée où les événemens se pressent et dont les héros se poussent les uns les autres hors de la scène, une pièce en trois journées à l’ancienne mode espagnole, sans longueurs et sans intermèdes, courant avec une incroyable célérité vers un dénoûment

  1. Voyez l’Espagne politique de M. Victor Cherbuliez.